Je sais ce que vous allez me dire. Mais soyez pas vaches s’il vous plaît, j’ai passé une soirée exécrable, fallait que je relâche la pression, au moins pour une soirée, oublier un temps mon quotidien pour ne pas craquer. Bon c’est vrai, j’ai un peu chargé la mule, mais vous faites pas de bile je vais bien, je tiens le coup, à force. Sinon pour être honnête, je ne sais pas ce que je fais ici, besoin de réconfort j’imagine, de parler en ayant la sensation qu’on m’écoute et qu’on me donne de
vrais conseils, pas comme ces charognards de psy’ qu’ont plus l’air d’en vouloir à mon porte-feuille qu’à mon mal-être. Tout de même, moi qui ai passé des années à dire que ça ne servait à rien, il a fallu que je finisse par me pointer ici, c’est sacrément ironique, vous trouvez pas ?
M’enfin, maintenant que je suis là, autant tenter le coup.Je m’appelle Lili, j’ai 17 ans, 18 dans quelques heures. Et je dois vous avouer que ça me déprime pas mal. Une année de plus à tirer sur cette foutue Terre, une année de plus à angoisser pour mon
avenir et à me débattre pour ne pas sombrer. Une année de plus à me sentir seule, comme un arbre sans ses racines, car voyez-vous, je suis orpheline depuis ma naissance. « Née sous X » comme on
dit, placée sous le couvert de l’Aide à l’Enfance et bourlinguée de famille d’accueil en famille d’accueil, jusqu’à finalement m’échouer dans un foyer l’année de ma 2de, avec toujours cette
impression d’être différente, pas à ma place, comme l’Étranger de Camus. D’être celle sur qui on placarde l’étiquette « Sans parents » à l’école, celle qu’on regarde tout le temps comme une petite chose fragile et malheureuse, celle qui n’a jamais eu de vraie chambre à elle quand elle était petite, celle qui détonne sur les photos, celle qui ne sera jamais « la sœur de », celle qui a toujours eue peur d’être jetée dehors au bout de deux jours si jamais le courant ne passait pas, celle qui a toujours eubl’impression de faire tâche au réveillon de Noël, comme une SDF que tu accueillerais par pitié pour pas qu’elle meurt de froid, celle qui se demande si son prénom a bien été choisi par ses parents ou une sage-femme quelconque, celle qui aurait préféré avoir été avorté plutôt que de connaître tout cette merde !Sans blague, même des chatons trouvent plus vite une famille que moi, c’est quand-même la preuve qu’il y a un problème, non ? Je sais que j’ai un caractère de merde et que je devrais faire « plus d’efforts pour m’intégrer ». Mais j’adorerais que tout se passe bien, mais peu importe où je vais j’ai juste l’impression de déranger, de mal faire les choses ou d’être un poids, comme un animal abandonné que t’a ramassé au bord de la route parce qu’il te faisait peine. J’ai constamment une épée de Damoclès au dessus de la tête, comment voulez-vous que je me sente à l’aise? Si vous vouliez que tout se passe sans problème, la moindre des choses ça aurait peut-être été de ne pas me créer, de ne pas prendre le risque de ne pas pouvoir élever le futur enfant à naître. Je veux bien que les accidents arrivent et que ça soit la crise, mais vous aviez quand-même neuf mois pour trouver une solution et chercher un soutien financier ou social. Si vous ne voulez pas qu’un chat devienne sauvage, le premier truc à faire c’est de ne pas l’abandonner.
Et venez pas me faire la leçon sur le « pardon », que mes géniteurs s’excusent d’abord, après on verra.
D’ailleurs si vous saviez à quel point je déteste la fête des mères et des pères, ces jours où, à l’école primaire, les instituteurs nous faisaient faire des travaux manuels pour nos vieux. À quel point j’avais envie de cramer ces saloperies de panneaux publicitaires et leurs pubs de fleurs et de bijoux à offrir à papa-maman pour leur témoigner tout notre amour, beurk. C’est trop demander d’avoir un minimum de considération pour nous ? De ne pas remuer le couteau dans la plaie en nous rappelant notre situation ? À chaque fois j’ai la gorge qui se serre et je passe ma journée à ruminer, j’en peux plus. J’en ai marre de ne jamais trouver ma place et d’avoir personne pour me sortir de ce cauchemar, de ne pas pouvoir me réveiller un matin et me rendre compte que tout ça n’était qu’un mauvais rêve et qu’en fin de compte, j’ai bel et bien une famille. Avec deux parents, un petit frère et une petite sœur, des racines quoi. J’en ai marre de ces moments où, quand mes potes m’invitent chez eux, vient l’heure de repartir, de me retrouver seule avec mes problèmes, alors que j’ai réussi à passer un moment sans y penser, alors que j’ai réussi pendant un temps à être joyeuse, alors que mes amis, eux, restent avec leur famille.Heureusement la vie n’est pas totalement cruelle avec moi, par un coup de chance que je peine encore à comprendre, j’ai réussi à trouver une copine. Une petite blondinette aux yeux qué s’appelerio Elisabeth. Un ange tombé du ciel, rencontrée en 3e, qui m’aide beaucoup à oublier ma vie et à éponger mes larmes, qui supporte mon caractère pourri et mes problèmes, une crème que je
garde toujours près de moi, dans ma coque de téléphone, au cas où j’aurais besoin d’un rayon de soleil. J’espère qu’on aura une belle vie toutes les deux, qu’on formera un beau couple, et qui sait, pourquoi pas même avoir un enfant. Un enfant. Est-ce que ça ne serait pas ça la solution ? Ne pas chercher à être une « enfant de quelqu’un » mais une « mère de quelqu’un », fonder moi-même ma
famille, ne pas attendre que le autres me viennent en aide et créer la mienne, de toutes pièces ? Comme vous quand vous avez recueillie votre enfant et l’avez élevé le temps qu’il retrouve sa « vrai » famille. Laisser ce chapitre de ma vie derrière moi et commencer à construire le futur, mon futur ? Faire en sorte qu’un enfant n’ait pas à subir ce que j’ai vécu en devenant Peter Pan, au lieu de rester éternellement dans le costume d’un Garçon Perdu ? La solution était donc là ? Tout ce temps j’avais auprès de moi ce rayon de lune qui me montrait le chemin hors de la caverne, et moi je choisissais de rester dans le noir, quelle idiote. Je ne sais pas comment vous remercier, vous venez de m’ôter un énorme poids, je vais enfin pouvoir avancer, l’esprit frais et serein, prête à
laisser le passé derrière moi pour avancer vers mon futur et trouver la lumière au bout du chemin.Merci infiniment de m’avoir écouté. J’avais tord finalement, venir vous parler n’est pas inutile. Je pense que je reviendrai, je me sens bien ici, promis la prochaine fois, la mule aura le dos bien
plus léger. Encore merci à vous, à plus tard madame Marie, que votre nom soit sanctifié.

VOUS LISEZ
Étrange Escale
ContoAu terme d'une soirée bien arrosée, Lili vient à se confier et à livrer ses tourments à une personne bien particulière.