Libellules

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Cette fois-ci pas de doute, il manquait un enfant. L'homme recompta pour la cinquième fois les têtes qui commençaient à s'agiter autour de lui. Il avait la responsabilité de s'occuper du groupe jusqu'à l'arrivée de l'armée. Celle-ci devait venir les chercher en cas d'urgence, c'était écrit dans le Programme d'Urgence du Laboratoire. Ensuite serait mis en place un Programme d'Éducation d'Urgence.

Ces Programmes avaient été imaginés par l'homme, mais il devait initialement n'y avoir aucune raison de les utiliser. L'homme ne souhaitait évidemment pas qu'il surgisse dans sa vie quelconque problème pour lequel il soit impératif d'avoir un Programme d'Urgence pour survivre.Mais désormais il le savait, il allait mourir.

Depuis l'effondrement du Laboratoire, des Libellules L22, du nom de l'expérience, étaient en liberté dans toute la Zone. Or, celle-ci se retrouvait face à deux problèmes. Le premier était que ces Libellules avaient été génétiquement modifiées, et avaient évolué. Elles répandaient désormais à chaque battement d'ailes un nuage de poussières toxiques produites par des cellules cancéreuses. Le deuxième était que la Zone se trouvait enfermée dans une Bulle faite d'un matériau inconnu et transparent. On ne pouvait pas s'en approcher à moins d'un mètre, il était donc impossible de la traverser pour échapper aux Libellules. Même les tanks étaient repoussés par la Bulle, apparue des suites de l'explosion d'une centrale à plasma.

L'homme regarda autour de lui. Il le savait, il allait mourir, à cause de cette poussière. Il le savait. Mais il pouvait mourir sans avoir la mort d'un enfant sur la conscience. Il portait déjà la responsabilité de n'avoir pas su freiner l'ambition dévorante, ou la folie, de son compagnon, qui au fil de ses expériences s'était empirée au point de ne plus discerner ses rêves et la réalité.Il avait déjà fait son possible, mettant au point les Programmes d'Urgence en secret. Son compagnon n'aurait pas compris, il se serait mis en colère, il aurait annulé les Programmes. L'homme avait dû se contenter de ceux-là, d'ailleurs, mais s'il avait pu il aurait renforcé la sécurité avant d'être en situation de crise. Il n'avait alors pas idée de la dimension qu'avait prise la folie de son compagnon. Il avait été aveugle jusqu'au bout, et ça il ne pourrait jamais se le pardonner.

Il prit une grande inspiration et s'avança parmi les enfants, qui se tournèrent vers lui, cessant toute activité. Il recompta les enfants dont il avait la charge, ces enfants que le système de filtration de l'Internat avait protégés, ces enfants qui désormais étaient enfermés dans cette caverne obscure et poussiéreuse. Il les recompta frénétiquement, il les recompta désespérément. Aucun enfant n'avait réapparu. Mentalement, il refit leurs pas, retraça leur trajet en sens inverse. Dans un recoin de son esprit, il revit un des enfants s'approcher d'une crevasse. Puis, sa mémoire ne le voyait plus, comme s'il avait subitement disparu.

Il rassembla quelques enfants, ceux qui lui semblaient les plus responsables, et les chargea de vérifier les crevasses de la grotte, vérifier que leur camarade n'était pas tombé sur le chemin. Il intima aux autres de rester à leur place, si tant est qu'ils aient trouvé une place dans cette grotte remplie de stalactites en tout genre. Lui, retraça leur trajet en sens inverse, tout en gardant un œil attentif sur son petit groupe, qui recommençait déjà à se disperser. Soudain, il entendit un cri strident. Il se précipita dans la direction de ce dernier et arriva devant un trou béant qui s'ouvrait dans le sol. Au fond gisait l'enfant.Oubliant les recommandations de l'armée, il descendit dans la fissure, nerveux.Il inspecta l'enfant, son pouls, sa respiration, un signe qu'il était toujours en vie.

Ses mains tremblaient, fébrilité, les enfants criaient, anxiété, la main de l'enfant tressauta, félicité. Il demanda qu'on lui envoie une écharpe, il en reçut 3. Il attacha l'enfant sur son dos comme un sac, avec des bretelles. Il remonta doucement, sentant sur son dos fatigué le poids de cet enfant que la vie aurait pu quitter, bien trop tôt.

Il maudissait en silence l'équipe de sécurité du Laboratoire, qui avait désigné cette grotte comme étant la plus sûre. En même temps, il se demandait comment étaient les autres.Les mains en sang, il arriva à la surface, où l'attendaient les enfants.

Il fit allonger son fardeau sur son manteau. Il n'en aurait plus besoin : il le savait, il allait mourir. Il s'assit contre la paroi de la caverne et informa les curieux que l'armée ne devrait plus tarder. Il attendit quelques minutes, le cœur battant, pour ses derniers instants.

Quand enfin les forces de l'armée pénétrèrent dans l'obscurité de la grotte, dans leurs combinaisons intégrales, blanches, de catégorie 3, l'homme se sentit soulagé. Il avait fait son devoir, il avait mis ces enfants en sécurité. L'armée allait les fournir en combinaisons, et les emmener dans leurs Quartiers Hautement Sécurisés. Un officier s'approcha de lui, pour lui demander de les suivre. L'homme refusa. Si encore il avait pu participer au Programme d'Éducation d'Urgence, mais non. Il se devait de partir, de laisser ces enfants, qui seraient les seuls survivants. L'armée elle-même n'avait tout d'abord pas compris l'utilité d'un tel Programme. Il faut dire que l'homme était expert en Programmes pour Situations Catastrophiques par Esprit Angoissé, et qu'il était parfois difficile de s'y retrouver. Celui-ci servait pour les occasions de Mort en Masse de la Population Adulte, et consistait à apprendre le plus de choses possible aux enfants, pour qu'ils puissent s'adapter sans présence adulte. En quelques années ils devaient apprendre comment vivre en société, toutes les avancées scientifiques et même les noms et particularités des plus grands auteurs, peintres, ou compositeurs. Ils devaient emmagasiner le savoir de toute une population de la façon la plus efficace possible.

Il le savait, il allait mourir. Seul, aucun accomplissement, plus de famille, inutile au possible.Peut-être qu'un jour, ces enfants, sauvés par un simple système de filtration, raconteraient comment l'ombre désincarnée d'un scientifique les avait conduits à la vie. Ou peut-être se souviendraient-ils seulement de l'armée, de leur hélicoptère rutilant et leurs uniformes immaculés.

L'homme regarda ses mains écorchées. Ses plaies carmin se teintaient de noir, noir comme l'obscurité dans laquelle il se trouvait, tandis qu'il s'enfonçait dans la grotte, toujours plus loin, toujours plus. Il savait que dans son corps, son sang se coagulait dans ses veines. Tôt ou tard il serait totalement immobile. Plus tôt que tard d'ailleurs, son ascension douloureuse ayant précipité le phénomène. L'homme se retourna, et courut plus vite qu'il ne l'avait jamais fait. Ce faisant, il précipitait sa fin, mais il voulait revoir le ciel une dernière fois, ce ciel teinté de rouge par la double atmosphère de la Bulle. De toute façon, il le savait, il allait mourir.Il s'allongea sur la terre bleuâtre de poussière, et regarda le ciel se voiler.Plus loin, à droite, une Libellule traversa la Bulle, sortant de la Zone pour contaminer le reste du monde.

L'homme ferma les yeux.

Il le savait, il était mort.


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