— Voyons mademoiselle, on a mangé un hérisson ce matin ? m'interroge M. Grinsard. Vous seriez tellement jolie avec un petit sourire.
Même si je n'ai rien lu au sujet des » réponses bien senties » dans le manuel « Chargé. de de clientèle, un métier au service des autres » auquel Samantha se réfère tous les jours pour m'expliquer comment je dois me comporter derrière mon guichet, je suis quasi sûre que dans le cas présent, je dois garder ma bouche fermée. Dire un truc stupide, ça apaise trente secondes mais passée la satisfaction d'un soulagement mérité, on se retrouve avec une culpabilité galopante, celle qui empêche de s'endormir le soir.
À défaut de sourire ou de sortir un mot agressif, je pince les lèvres. Monsieur Grinsard vient retirer de l'argent en liquide tous les deux ou trois jours et ne manque jamais de faire un commentaire sur mon physique ou mon attitude. Ça ne se veut jamais méchant, mais c'est d'un lassant.
Surtout que c'est déjà la troisième remarque que je reçois sans avoir rien demandé depuis le début de la journée.
Pour commencer, un mec pénible m'a interpellée à la sortie du métro « Mademoiselle, Mademoiselle, hey ! Vazy tu peux répondre ? De toute façon, t'es vilaine à faire la meuf hautaine». Ensuite, Samantha. « Souriez, Erin ! » a-t-elle exigé en pointant le classeur qui contient toutes ses fiches de savoir-être professionnel.
— Vous préférez des billets de 20 ou de 50, Monsieur Grinsard ?
Le vieux gratte sa tempe blanchie par les années et soupire.
— De vingt, c'est plus pratique. Plus aucun commerce n'a de monnaie de toute manière à cause des cartes bleues, les vendeurs demandent toujours de faire l'appoint. Même à la boulangerie, les gens paient leur baguette avec leur carte, vous vous rendez compte ?
Il y a parfois une pointe de mélancolie teintée de regrets dans les propos de Monsieur Grinsard. C'est pour ça que je ne le rembarre jamais. Qu'ajouter de plus ? Il observe le monde changer sans parvenir à y prendre part.
Pénélope passe derrière lui avec deux dossiers sous le bras. Ça lui donne une allure très professionnelle, alors qu'elle transporte sans doute du vide, étant donné que toutes nos tâches sont informatisées, et que le papier ici ne sert qu'aux toilettes. D'un geste discret de la tête, elle montre la caméra de surveillance. Officiellement c'est pour nous protéger des attaques à mains armées. Sauf qu'un bureau de tabac a plus de chance de se faire voler sa caisse qu'une agence bancaire, tout le monde le sait. En réalité, c'est vers nous, les employés, que la caméra est braquée. Samantha l'utilise pour nous espionner. Zone grise du manuel » Chargé. e de clientèle, un métier au service des autres », rien n'interdit la violation de vie professionnelle. Alors je me décide à faire un effort, un peu contrainte, pour réussir à terminer la période d'essai et confirmer le CDI salvateur.
— Je vous souhaite une très bonne journée, Monsieur Grinsard !
Tout y est : le sourire, même s'il est jaune, le ton jovial de circonstance, la politesse de rigueur. Je m'abstiens quand même de lancer un clin d'œil à la taupe électronique qui enregistre la scène.
Quand Monsieur Grinsard s'en va, Pénélope secoue le menton d'un air connaisseur tout en applaudissant silencieusement derrière la baie vitrée de son bureau. Avec du flair, elle s'arrête juste avant que Samantha ne la surprenne en sortant de la salle de pause.
— Erin, m'interpelle-t-elle, je viens de feuilleter le manuel. Et je vous conseille de bien relire la page 3. Si vous ne deviez en apprendre qu'une par cœur, c'est bien celle-là.
Est-ce qu'elle le récite le soir à son mari ? « Denis, la solution à ta question est à la page 12. Le rangement quotidien de son poste de travail garantit de ne rien oublier et de ne rien perdre. Tes clés sont dans le premier tiroir de la commode de l'entrée. »
Ou à ses enfants ? « Je vous rappelle la page 9, mes loulous, un s'il vous plaît ne vous autorise pas à exiger l'impossible. Même demandé avec politesse, nous n'aurons pas de chien. »
À vrai dire, je la connais déjà sur le bout des doigts sa page 3 : « Sourire est un cadeau qui ne coûte rien », sans doute parce qu'elle me la recommande dès qu'elle me croise dans un couloir, ou même à la sortie des toilettes. Si je suis sa logique, je devrais sourire en me lavant les mains. Peut-être pour me faire un cadeau à moi-même quand je me regarde dans le miroir ?
— Je vais la relire, vous avez raison.
Ne jamais contredire celle qui tient entre ses mains ma sécurité financière. Couvrir les yeux d'un chauffeur de bus ne serait pas moins dangereux.
— Je vois bien que vous êtes volontaire, Erin. Mais seule compte la satisfaction des clients, alors appliquez les principes du manuel s'il vous plaît. Sans que j'aie besoin de vous en faire la remarque à chaque fois !
Je hoche la tête alors qu'un nouveau client se présente à mon guichet. Je me force à me montrer avenante en exhibant toutes mes dents, au point que je suis sûre qu'il doit croire que je me moque de lui.
Vers 12 h 15, Pénélope vient me chercher pour déjeuner. Après avoir acheté un bo bun chez le traiteur asiatique du coin de la rue, on s'installe au bord du canal Saint-Martin. Assise en tailleur sur le sol, j'essaie de ne faire aucune tache de gras sur mon chemisier blanc. Pénélope balance ses pieds au-dessus de l'eau opaque en nappant son plat de sauce soja.
— Vic veut m'organiser un EVJF, m'annonce -t-elle.
— Un quoi ?
— Enterrement de vie de jeune fille.
Je garde le silence avec une énorme quantité de vermicelles de riz dans la bouche. Pénélope me sonde du regard puis reprend :
— Oui, c'est vrai que c'est super ringard... Mais elle insiste en disant que c'est la tradition, un rite de passage.
J'avale une grande rasade d'eau pétillante pour tenter de ne pas m'étouffer.
— Vic dit que c'est la dernière occasion de faire des choses ridicules et puériles.
— Parce qu'une fois mariée, tu n'auras plus le droit de participer à une soirée déguisée ou de chanter trop fort après deux bières ?
Pénélope regarde ses pieds en hochant la tête.
— Non, évidemment, mais j'ai peur de le regretter si je ne le fais pas. C'est ma seule chance de faire un enterrement de vie de jeune fille a priori...
— Vu sous cet angle, je crois bien qu'on est obligés.
Pénélope se redresse et son visage s'illumine.
— Oh génial ! Je compte sur toi pour que Vic ne tombe pas dans le vulgaire, d'accord ? Je veux bien avoir l'air ridicule, mais je refuse d'être déguisée en licorne avec un pénis en guise de corne !
— Attends, je dois le noter, je ne suis pas sûre de m'en souvenir.
Pénélope explose de rire alors que je sors mon téléphone de mon sac et commence à pianoter un message.
— Et débrouille-toi pour que ta sœur accepte aussi d'y participer !
— Tant qu'on ne prend pas l'avion pour aller à Vegas, Zohra viendra. Compte sur moi.
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Manic pixie dream girl
ChickLitErin ne fait pas la gueule, elle sourit juste à l'envers. Au point que garder un job de chargée de clientèle se révèle mission impossible. Endettée, elle est prête à tout pour éviter de perdre l'appartement qu'elle partage avec sa mère qui lance son...