« C'était comme si, depuis le début, tout était en noir et blanc. Pas de couleur, pas de nuance. Juste un décor constamment fade qui change de forme, mais jamais de reflet. Et comme un papillon qui vole vers la lumière, prenant le risque de se brûler, je courrais après cette chose que je ne connaissais pas. C'est vrai, je ne l'avais jamais connu, jamais ressenti, jamais personnellement vu. Simplement entendu parler discrètement par certain, comme si c'était une vieille légende, ou un peu plus franchement par d'autre qui semblait être des complotistes fous, persuadés de l'existence de l'impossible. Puis il y avait les récits inventés, ceux qui font rêver, dont on connaît l'inexistence, mais qu'on espère pourtant tous au fond de nous. Alors malgré moi, malgré mes réticences et cette voix dans ma tête qui me disait de laisser tomber, je poursuivais ces couleurs. L'amour. J'y pensais tout le temps, depuis toujours. Pas une seconde ne passait sans que je n'y pense, que je l'imagine. J'en étais tellement obsédée que ça pouvait bien être n'importe qui, ce grand amour, ça m'était égal. Je n'avais aucunes attentes particulières, alors évidement, comment le reconnaître ? Un visage, n'importe lequel, ça pouvait être lui. Parfois, il y en avait des tas, dans la même journée, dans la même pièce, dans un même groupe. On peut comparer ça à un choix. Mais lorsqu'on est comme moi, ça n'a rien à voir. J'étais incapable d'aller les voir ou même de les regarder trop longtemps. Incapable de montrer une once de mon intérêt, à fermer mon visage comme la plus froide et rude des pierres à chaque fois que j'étais dans l'obligation de passer à leur côté. Alors non, ça n'a rien d'un choix. C'est comme si des milliers de raisin m'étaient offerts sur un plateau indécemment rempli. Un plateau que l'on pourrait aisément envier et s'en retrouver ravi. Sauf que je ne peux qu'attendre que ces raisins viennent à moi, seul, sans que je ne fasse un pas. Parce que je suis enchaînée, que mes sens se bloquent dès lors que j'y approche la main. Et de ces chaînes, j'en ai la clé. C'est même moi qui me suis attachée. Mais je suis incapable de défaire mes liens. Alors j'attends que ces fruits, brillants, tous plus beaux les uns que les autres, avec leurs défauts, mais aussi leurs qualités, se déplacent d'eux-mêmes et trouve de l'intérêt dans la personne impassible, immobile que je suis. C'est ridicule.Mais c'est alors, que l'impossible se déroulait là, devant mes yeux. Lui, avait réussi. Il avait quitté ce plateau et roulé jusqu'à moi. Il avait passé outre mon sourire renversé et mon expression fermée. Il était venu, tout seul, intéressé. Et c'était lui. C'était forcément lui. Ainsi, soudainement, je reconstituai la légende, je la vérifiais. Je croyais de tout mon saoul ces complotistes fous, fous d'amour que je ne comprenais pas jusqu'alors. C'était comme voire les couleurs pour la première fois. Entendre après une vie de silence. Ressentir le chaud et le froid, sentir son âme s'embraser et geler tandis qu'on avait connu que le tiède, le juste milieu qui mène à la folie. C'est se rattraper à une branche, juste avant l'impact qui menaçait depuis toutes ces années. Et il est parfait. C'est tout ce que j'ai toujours souhaité. Il a ôté mes chaînes et ma gorge s'est dénouée, mon visage s'est illuminé. C'est comme s'être sorti de la maladie du mal aimé alors qu'on la pensait incurable. Tous les tissus de mon corps sont prêts à se rompre ou sont plus fort encore. Mon cœur est à l'étroit dans ma poitrine et cris à l'aide, ou peut-être qu'il s'amplifie de jour en jour, minutes par minutes passées à ses côtés, et il chante un air joyeux qui fait raisonner toute mon enveloppe charnelle. Je ne sais si c'est de la faiblesse ou de la force, mais peu importe. Je ne veux plus jamais quitter ce sentiment d'animation de l'être. J'ai toujours vécu pour atteindre ce moment sans savoir si je le pourrais un jour. Désormais, je n'existe plus, je vis enfin. »
Honteuse, je le regarde refermer les couvertures d'un cahier que je pensais sceller avant que je ne tombe sur lui, feuillant ses pages. C'est silencieux, personne ne dit mot. Il observe le sol, et je l'observe l'observer. Il s'était tu une fois le dernier mot énoncé, quand bien même je l'avais supplié bien avant de le faire. Et maintenant, il ne parle plus. Je l'ai entendu soupirer et maintenant, le silence.