Du temps à tuer

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              Tout était calme à présent, aux abords de la vieille longère en pierres moussues, recouverte d'un lierre envahissant. Les étendues de blé et d'orge verte qui l'entouraient étaient caressées par une brise légère. On entendait seulement le silence sourd qui remplissait la cour. Seul le chant des oiseaux faisait vibrer l'air stagnant. Des cartons à moitié remplis jonchaient le sol, du vestibule au salon, témoins d'une précipitation interrompue. Un déménagement précoce, puis avorté ? La plupart des meubles étaient recouverts d'un linge blanc, attendant d'être exhumés. Une vieille horloge, seul objet dépourvu de linge blême, faisait bruyamment résonner son tic-tac, comme pour rappeler, à qui voudrait l'écouter, que le temps passe et que rien ne peut le retenir.

Une jeune femme contemplait son reflet livide dans le miroir d'une vieille coiffeuse de bois. Ses lèvres rouges, ses joues empourprées par le froid et son teint clair lui donnaient l'allure d'une poupée de cire. Elle chantonnait fébrilement quelque « Requiem », au rythme de la vieille horloge. Dans le reflet du miroir, elle pouvait apercevoir son mari, tranquillement endormi sur le lit conjugal à baldaquin. Elle le regardait amoureusement, lui qui avait su tout lui prendre, jusqu'à même lui dérober son âme. Au début de leur relation, elle avait aimé ces étés passés dans leur vieille longère. Elle avait vécu des moments de plaisir intense lorsqu'il lui tenait la main ou lorsqu'il la prenait dans ses bras. Sa rencontre avec lui relevait d'une évidence, d'un coup de foudre. Dès qu'elle l'avait aperçu, elle était immédiatement tombée amoureuse de lui. Elle était prête à tout pour que leur amour perdure. Le quotidien avec celui qu'elle aimait semblait être comme une valse à trois temps, où chaque pas rythmait la vie de son élan pressé, et guidé par le cœur.

Pour lui, le jour de leur première rencontre avait été une véritable tempête. Pourtant, il faisait si beau et si chaud en cette journée d'été de juillet, il n'y avait aucune brise. Mais une tornade de sensations l'avait traversé, bouleversant son cœur. Durant les premières secondes, c'était un déluge d'émotions. D'abord submergé par la beauté remarquable de la jeune femme qu'il venait de croiser, et par la grâce de ses gestes. En effet, elle traversait simplement le passage piéton en face du sien. Ses cheveux volaient autour d'elle au rythme de ses pas effrénés. Son allure était simple et naturelle. Mais d'un coup, il remarqua que ses yeux brillaient, beaucoup trop. Il regarda attentivement et il entrevit la naissance d'une perle nacrée si sublime qu'il en eu oublié l'espace d'une seconde que cela s'appelait une larme. Affecté par ce que cette femme semblait éprouver, il s'attarda sur son regard pour en identifier la malheureuse cause. C'était alors que son regard croisa le sien. La femme s'était soudainement arrêtée et avait cessé de pleurer. Elle fixait l'homme qui la regardait. Ils semblaient s'attirer, communiquer par leur regard. Ce fut la rencontre entre deux âmes qui ne se connaissaient pas. Afin de masquer sa tristesse, la jeune femme sourit emportant les battements du cœur du jeune homme dans un rythme Allegro. Une sonate commença et leurs esprits semblaient s'accorder au fur et à mesure de leur composition en duo. Ils recherchèrent en chacun un semblant d'accord, d'harmonie. Ils s'examinèrent comme s'ils pouvaient tout connaître de l'un et l'autre comme dans un livre ouvert, jusqu'à ce qu'une voiture les interrompît dans cet échange intime et électrisant. Ce fut sous les coups de klaxon que la jeune femme, ramenée à la réalité, prit la fuite et que sa fine silhouette s'engouffra dans le hall de la gare juste en face. Elle se retourna une dernière fois, afin de regarder l'homme, avant de se mêler à la foule, laissant le jeune homme en tomber des nues.

Encore bouleversé par l'apparition de cette beauté, il finit sa traversée et atteignit son trottoir avec l'idée de la retrouver, de la voir à nouveau. Elle, qui avait attiré son attention et son âme plus qu'aucune autre femme n'avait su le faire. Même les filles de joie des bars de nuit ne l'avaient pas bouleversé autant, par leur charme extravagant et dénué de pudeur. Il avait décelé chez cette femme quelque chose en plus, peut-être la blancheur de son visage, ses yeux larmoyants ou encore son allure si svelte. Quoiqu'il en soit, il voulait la retrouver, il devait la retrouver. Ce pouvait-il qu'elle prît chaque jour le train à cette heure précise ? Ou ce jour-là était-il une exception ? Allait-il la retrouver aussi facilement le lendemain ou aurait-elle définitivement disparu ? Poussé par le désir irrépressible de la retrouver, il décida qu'il l'attendrait au même endroit et à la même heure le lendemain. Et tous les jours qui suivraient, s'il le fallait.

Du temps à tuerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant