L'archevêque lui-même avait fait le déplacement. Il se tenait là, en face d'elle, du bon côté des barreaux. Chatoyant dans ses robes impeccables et ses ornements d'or, il la toisait de toute sa hauteur. L'ombre de l'homme la recouvrait presque entièrement. Il avait refusé toute escorte pour descendre dans le donjon.
"Le Seigneur m'accompagne" avait-il rétorqué à la milice qui le mettait en garde. Il approcha sa torche comme pour mieux l'observer de son unique œil d'un bleu pénétrant. Un étrange amalgame de peur et de fascination s'y lisait.
La sorcière présumée, éprouvée par les viols et les tortures innommables qu'on lui avait fait subir en l'espace de quelques jours, pendait immobile aux chaînes qui enserraient ses poignets. La tête penchée en avant, ses longs cheveux noirs et lisses touchaient presque le sol, masquant à peine un corps décharné et sanguinolent. La plupart l'aurait déclaré coupable immédiatement tant elle était effrayante.
"Je libère mon âme, mon esprit, mon corps de tout envoûtement des sorcières, au nom de Jésus" déclara l'archevêque en un signe de croix. "Mes confrères avaient raison, c'est incontestable. Engeance du démon ! Il émane de toi une telle diablerie que je prendrais une satisfaction immense à te voir brûler, Ô seigneur pardonne ma cruauté, mais tu as mis sur mon chemin une telle abomination...".
Les mains jointes, l'homme désormais à genoux s'inclinait en priant.
Une haleine fétide parvint à ses narines lorsque la femme s'exprima en un râle suppliant.
"Vous faites erreur mon père... je vous en prie... Je vous en prie !"
Sa tête s'était redressée et la terreur se lisait sur le visage de la femme, auquel collaient ses cheveux gras. En un sursaut, l'archevêque se redressa et fit un pas en arrière. Il tendit un bras au bout duquel il brandissait un crucifix, en or lui aussi. Il continua de reculer, paniqué, et trébucha sur le sol pourtant plat. Il hurla, s'enfuit en courant et claqua derrière lui la porte du donjon. Le silence qui s'ensuivit perdura toute la nuit, légèrement interrompu par les rats qui reprenaient leurs droits dans cette obscurité totale. La femme perdait alors toute notion d'espace et de temps, sa conscience à la dérive. Sous ses yeux écarquillés se dessinaient alors les souvenirs de sa vie passée.
*
Malenia profitait des derniers rayons de soleil de la journée, assise sur le petit banc devant sa chaumière. Elle rallumerait bientôt sa cheminée car l'automne amenait avec lui son lot de froid et d'humidité. Elle n'était pas particulièrement frileuse, mais la solitude lui avait appris à apprécier la chaleur d'un bon feu. Vivant à l'orée d'une forêt qui surplombait un village, elle était l'archétype même de l'ermite esseulée. Elle avait pourtant essayé des années auparavant de s'y installer, au village. Candé qu'il s'appelait. Ses parents y avaient habité et elle y avait grandi jusqu'à ses dix-sept ans. Sa mère, médecin réputée dans la région, l'avait prise sous son aile dès son plus jeune âge pour lui transmettre son savoir, comme il était de coutume dans la famille.
Puis, l'année de ses dix-sept ans, sa mère avait été réquisitionnée à Angers pour intervenir sur une épidémie dévastatrice que l'on nommerait plus tard "peste noire". Alors elle était partie avec elle, laissant là son père et son petit frère travailler aux champs. Une pareille saisie des médecins de la région était une première, aussi n'avait-elle pas eu le choix que de suivre sa mère lorsqu'avaient été constatés ses talents en médecine malgré son jeune âge. Dès lors, des années d'hécatombes passèrent. La médecine de ce siècle était bien impuissante face à cette pandémie. Les traitements administrés changeaient selon les dernières théories scientifiques, sans jamais parvenir réellement à soigner les malades. L'Eglise ne tarda pas à communiquer ses instructions pour se protéger du malin. Malenia remerciait alors sa mère qui lui avait sans le vouloir légué sa suspicion envers ces hommes d'Eglise. Si la médecine était impuissante, au moins le reconnaissait-elle.