Adossé à un arbre je souris, mon petit frère essaye de monter sur le dos de l'animal. Mais la chèvre n'est pas de cet avis et s'écarte chaque fois qu'il est sur le point de réussir. Ce qui ne l'empêche pas de tenter une nouvelle fois encore. Les derniers rayons de soleil peignent les montagnes de la couleur de l'or. On doit rentrer pour ne pas se faire surprendre par les bêtes qui sortent la nuit. Une fois le troupeau rassemblé, je monte mon frère sur les épaules et le laisse mener les animaux. Au détour du chemin, le village nous apparait, lui aussi est nimbé des joyeuses couleurs orangées, mais pas celles du soleil couchant : le feu dévore les toits de paille et les murs de torchis. Tout le monde court et cris, ne sachant que faire. A l'horizon, je vois les jeeps qui s'éloignent, remplies des militaires venus libérer le pays du tyran.
Le tintement vif de la porte d'entrée retenti : la famille vient de débarquer ! A renfort de grands cris de joie et de mouvements larges, les retrouvailles se font et bientôt nous nous retrouvons tous attablés devant une grosse dinde farcis et fumante. Dans un brouhaha où chacun parle plus fort que le voisin pour se faire entendre, j'apprends que ma petite cousine à eu un chien et que mon grand-père reprend ses études ! Cela fait plaisir de voir que la vie de chacun est remplie de petites choses sans importance qui permettent de rendre le sourire. Le feu dans la cheminée crépite et sous le sapin les cadeaux attendent patiemment.
A qui-est ce le tour de jouer ? Cela n'a pas beaucoup d'importance, ce n'est pas notre partie. Nous sommes dans les tribunes à observer les déplacements des pions et les stratégies des joueurs. Échec et mat. Les joueurs se lèvent et se serrent la main, chacun félicitant l'autre de son jeu.
Nous nous levons pour regagner la voiture qui nous attend sur le parking. L'après-midi aura été fort long. Regarder deux inconnus célèbres s'escrimer intellectuellement sur un jeu qui n'est même pas encore passé à la couleur, c'est d'un ennui... Mais mon fils s'y passionne. Il peut déblatérer pendant des heures sur le sujet et je pensais que cette finale nationale le ferait taire pendant un temps... A tort.
Arrivé sur le parking, je l'aide à monter à bord et range son fauteuil roulant dans le coffre. Ses longs récits interminables ont beau me rendre fou, il est tout ce qu'il me reste depuis l'accident. Il a eu plus de chance que sa mère et sa sœur, mais y a tout de même laissé ses deux jambes. Cela me fait chaud au cœur de voir que la passion de sa mère lui permet de surmonter le traumatisme. Et c'est cela même qui me plonge dans un état de détresse. Comment peut-il rester si proche d'elle sans ressentir ce vide ? La vie est pleine d'ironie...
Comme tous les matins, je remets en place mon dentier et commence péniblement à parcourir le court chemin qui mène au réfectoire. Je ne veux pas que l'on me serve les repas dans ma chambre, sinon qui verrais-je cloîtré là-bas ? Les infirmières sont bien gentilles, mais ce ne sont pas une compagnie idéale : toujours pressées et stressées. Mes enfants ne me rendent visite que trop peu souvent, et bien qu'ils aient tendance à s'enfermer dans leurs souvenirs et se replier sur eux-mêmes, la compagnie de mes semblables reste la meilleure solution que j'ai trouvée. Lorsque je ne pourrais plus effectuer ces quelques mètres je ne sais pas ce qui pourra encore me maintenir en vie.
-Échec et mat !
-Encore ?! Mon cher, il faudra que tu m'apprennes tes combines.
-De la part de quelqu'un qui à réussi à mettre à ses pieds la moitié de l'humanité en ressuscitant son fils, le compliment me va droit au cœur !
-Toi, avoir un cœur ?
-Mon vieux, façon de parler voyons ! Sache que pour l'emporter j'utilise les tendances naturelles de l'humanité à l'autodestruction. Mais le meilleur coup que j'ai pu réaliser, c'est de persuader les Hommes qu'ils n'ont pas leur mot à dire sur les parties que nous jouons et de ne se considérer qu'en simples spectateurs alors qu'ils en sont en réalité les acteurs.