Les yeux de l'Autre

Un écouteur tombe. La jeune fille s'est coupée du monde, la réalité la tire un instant hors du sien. Le bruit d'une altercation, deux ados en bousculent un troisième, acculé contre un mur. Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre de qui il s'agit : la victime n'est autre que Kellian ; comme toujours. La bagarre s'envenime, Emma suit un instant la scène sous le solo d'une guitare, juste assez pour que leurs regards se croisent ; Kellian la fixe de ces grands yeux noirs, elle ressent un malaise, ses yeux mettent tout le monde mal à l'aise. Elle détourne les siens du conflit. Après tout, elle a déjà ces propres problèmes. Elle augmente le volume de sa musique, sans réussir à faire disparaître de ses pensées ces iris et pupilles qu'elle n'arrive pas à différencier.

Le lendemain : Kellian est seul cette fois. Emma ne sait pas pourquoi elle s'en assure. Ce matin, avant de monter dans le bus, elle l'a vu un instant. Ses mèches noirs et emmêlés ; si fins, ses cheveux, qu'ils s'envolent doucement à chaque bise. Ses vêtements, une chemise débraillée, un pantalon noir trop long. Il a l'air si perdu. C'est ce que pensait Emma avant, mais à présent, elle ne le peut plus. Bien sûr, elle l'a déjà rencontrée ; ils sont dans le même collège. Mais jamais ses yeux n'avaient croisés les siens. Cette première fois lui serre la poitrine. Pourquoi ? Elle le découvrira plus tard. Pour l'heure, elle l'ignore. Mais ces yeux noirs, elle ne les oublira jamais : elle les voit, encore et encore. Dans ses pensées, ses rêves. Elle s'enfonce dans ce regard, impuissante à l'effacer. Elle avait déjà plongée à l'intérieur.

La même routine se répète tous les jours. Des amis un peu violents le bouscule ; le même mur, le même MP3 ancré dans les oreilles d'Emma. Elle les observe sans agir. Elle peut comprendre : Kellian est taré. Les rumeurs vont bon court et sont souvent vrais. Rien ne semble exagéré pour Kellian Giraud. On dit qu'il parle tout seul, qu'il croit vivre dans une autre dimension. Un jour, il a même affirmer que les démons existaient. Parfois il s'approche de quelqu'un pour lui parler, saisit sa main. Ses lèvres se meuvent, et pour on ne sait quelles raisons, l'autre se fige, son visage parfois blêmit, parfois rougit, d'autres fois les yeux deviennent humides, les lèvres tremblent ou se glacent immobiles. Mais lorsqu'on interroge cette personne là, elle ne répond rien.

D'ailleurs, c'est parfois par ces gens que Kellian se fait ensuite persécuter. Et malgré la violence, il ne se défend jamais. Les agresseurs ne se lassent pas : ils le fracassent avec acharnement, jamais satisfaits. Lorsqu'ils s'en vont, il ne reste que Kellian, dans sa chemise et son pantalon froissé. Emma pourtant, finit par en perdre l'habitude : le voir, le pauvre Kellian, balloté comme un sac, pour une raison qu'elle ignore, lui devient insupportable. C'est comme si elle voulait le protéger. Ne souffre t-il donc pas ?

Des semaines plus tard, c'est sa manche que le garçon vient tirer. Emma ne si attendait pas.

-Qu'est-ce que tu veux ?

Il l'observe sans rien dire, ses yeux noirs sont comme des puits dans lesquels son regard s'enfonce. Elle détourne les siens.

-Tu...

Sa voix vacillante est un murmure, elle l'entend pourtant, malgré ses oreillettes.

-T-tu devrais arrêter...

Comment ne pourrait-elle pas l'entendre ? C'est comme si ses yeux parlaient pour lui.

-Arrêter quoi ?