Chapitre 3

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Caleb

Le rouge a toujours été ma couleur favorite ; la sensualité, le sang, le désir, le pouvoir, la passion. Tout ce qu'elle représente me fascine.
Émotions ardentes, écrasantes, dominantes. Une photo de Caleb Fiend devrait apparaître sous chacune de ces définitions dans le dictionnaire.
En créant la Red Room à l'aube de mes vingt-et-un ans, j'assurais d'exposer à la Cité des Anges ma puissance bestiale.
Plus jeune, j'entendais souvent mon père rabâcher à ma sœur que la demeure d'un homme représente à la perfection l'intérieur de son être. En ce qui me concerne, la baraque épurée des Santa Monica Mountains ne m'a jamais représenté. Tout se passe ici, sous les leds sanglantes, la musique assourdissante, au beau milieu des effluves d'alcool, de mes filles se déhanchant pour de sombres abrutis prêt à dépenser toutes leurs économies pour le sourire de l'une de mes danseuses.
La Red Room représente mon état d'esprit ; désordonné, torturé, sanglant, enragé, démoniaque.
Une fois les portes du club passées, le malin vous accueille dans son enfer, cet enfer est ma maison, mon antre, mon sanctuaire. La perversion et la luxure sont mes amies, l'envie : ma maîtresse.
De mon bureau, j'entends résonner à l'étage Naughty Girl de Beyonce, et je sais que mes filles enflamment les barres de pole, je le sens à l'écho des beuglements immondes des mâles en chaleur à l'étage. Les musiques de midinettes ne me branchent pas tant que ça, mais j'avoue avoir du mal à contenir un ricanement empli de fierté.
Elles sont douées, les meilleures, et bon sang je me tarde de remonter. Les laisser seules ne me plaît pas. Ok, Sam est dans les parages, mais il ne botterait pas le cul d'un mec comme je sais le faire si l'un de ces connards s'approchait un peu trop près d'une de mes filles.
En attendant, je dois me taper les déhanchés merdiques d'une petite brune à la taille de guêpe. Elle est canon, mais ses jambes sont si tendues que des bâtons et le tatouage « Get That Pussy » au creux de ses reins ne me plaît pas. Mes filles ne baisent pas pour du fric, la Red Room n'est pas un bordel, et coller cette gamine paumée sur une barre me filerait une mauvaise image.
– Ok Danika...
– Danielle, ronchonne-t-elle en lâchant la barre de pole face à mon bureau. Et bon sang je suis presque sûr que cette dernière me remercie de la débarrasser des mains moites de Miss-à-peine-pubère.
Je dois avoir un problème avec les prénoms.
– Peu importe. Vous pouvez vous rhabiller.
– J'ai le poste ? roucoule-t-elle en sautillant d'excitation.
Ses deux obus manquent de faire faux bond à son soutien-gorge et je retiens ma respiration dans l'espoir de ne pas assister au massacre.
La pauvre gamine ressemble à l'une de ces actrices pornos rongées par la chirurgie esthétique.
– Non. Cette danse était... en fait, elle était à chier.
Je n'ai pas le cœur à la ménager. Je suis assis ici depuis deux heures à voir défiler des nanas d'une banalité affolante, et je déteste ça. Je hais ces pseudos Barbies persuadées que bosser dans un club comme la Red Room leur rapporterait célébrité et fortune. Et Miss-à-peine-pubère fait partie de ces cruches.
Elle ouvre la bouche à s'en décrocher la mâchoire, et je ne parviens même pas à écoper d'un soupçon de compassion pour elle. Au fond, ce terme n'est pas dans mon vocabulaire, mais d'habitude, je suis un peu plus doux. Là, je sombre. La date, sans doute. L'approche du jour fatidique. Je l'ignore.
Les premières années, le deuil était si difficile à surmonter que je me terrais dans le grand château familial. Toute. Une. Putain. De. Semaine. Et c'était mieux comme ça car si je m'étais aventuré dehors, si j'avais eu le malheur de quitter mon antre, Dieu seul sait de quoi j'aurais été capable.
Presque treize ans ont passé, et bien que je sois parvenu à faire le deuil de Tiny, je n'en demeure pas moins vide. Mon humanité a quitté mon corps à la seconde où j'ai vu le sien étendu sur le sol de la salle de bain. A la seconde où le sol maculé de sang m'a dévoilé le triste reflet du fantôme que j'étais prêt à devenir.
Les hurlements de mes parents résonnent dans mon esprit, et je lâche malencontreusement mon bourbon. Le tintement cinglant du verre s'écrasant sur le sol fait sursauter la gamine face à moi. Elle me la rappelle un peu : Tiny ; ses yeux sombres, drapés d'une tristesse à faire fuir un psy. Valentina me rappelait les personnages morbides génialement inventés par Tim Burton. Particulièrement étendue au beau milieu de cette flaque de sang. Elle était belle à sa manière ; une beauté tragique.
– Tout va bien Monsieur Fiend ? élude la gamine toujours plantée face à moi.
Mon regard l'assassine, et je crois qu'il s'agit d'une sorte de signal d'alarme parce que je la vois détaler dans la seconde, les boutons de sa robe encore à moitié ouverts.
J'aimerais hurler, mais aucun son ne sort. Alors je me perds dans mes pensées, elle aurait sûrement aimé la Red Room, elle aurait même été l'une des meilleures danseuses, j'en suis persuadé. Ma prison de verre dans les Santa Monica Mountains l'aurait fait rire à gorge déployée, elle m'aurait balancé un truc du genre « tu as toujours aimé te faire mater ». Et bon sang, c'est le cas. Elle le sait – le savait. Elle savait tout de moi, le moindre secret, la moindre information futile. Mais après tout, qu'y a-t-il de plus puissant que les liens entre jumeaux.
On dit parfois que de véritables jumeaux sont capables de ressentir ce que l'autre ressent ; nous entretenions ce genre de relation démentes, à peine croyables. Et lorsqu'elle est morte, une part de moi s'en est allée de manière irréversible.
Les vibrations de mon mobile me tirent, en sursaut, de ma semi-transe et je réponds dans l'instant, trop heureux de pouvoir gommer de mon esprit les images de ma défunte soeur.
– Yo Caleb !
Je me flagelle mentalement de ne pas avoir jeté un coup d'œil à mon écran en entendant la voix de mon frère, Noah, résonner à travers le combiné. J'imagine d'ici sa gueule de petit con, son sourire grimpant d'une oreille à l'autre.
Trainer avec des abrutis du quartier de Watts ne lui réussit pas. Il n'a pas besoin de piper mot que je sais déjà qu'il s'apprête à me demander quelque chose. Comment je le sais ? J'entends d'ici les commentaires vindicatifs de ces dits abrutis.
– Qu'est-ce que tu me veux, petit frère ?
Le grincement de mon fauteuil en cuir empli la pièce lorsque je me remets sur mes jambes, rassemblant les débris de verre du bout de mes pompes faites sur mesure.
La classe, non ?
– Et ben... Ash, Zac, Derek et moi on se demandait...
– Cabrero ne rentre pas dans mon club, morveux.
Les amis de mon frangin craignent. Et Derek Cabrero est le pire d'entre tous. Une sorte de mauvaise herbe survivant à tout type de désherbant.
– Allez, Derek est calme ce soir. Ash a besoin de relâcher la pression. Problème de meuf. Rend-nous service !
Je fais mine de réfléchir un instant, bien que ma rétorque soit déjà toute trouvée. Mon frangin et son pseudo groupe de rock n'entreront pas dans mon sanctuaire, sans parler du fait que ces quatre idiots n'ont même pas vingt-et-un ans. Alors...
– Et bien... Si ton pote Ash a toujours besoin de relâcher la pression dans trois ans, je serai ravi de vous accueillir. Tiens-moi au jus !
– Mais...
– J'ai du boulot morveux. Ne finis pas en taule ce soir !
Il ricane, un rire amer, empli de rage mal camouflée, mais je n'ai pas le temps pour ça. Un jour, je le regretterai, mais pour l'instant, je suis trop con pour me préoccuper d'autre chose que de ma précieuse Red Room.
Toute envie de remonter à l'étage s'est dissipée. Plus que jamais, je rêve de me noyer dans un gigantesque verre de Bourbon, ou de Master Fiend Vodka. Le feu des projecteurs me brûle habituellement la peau d'une chaleur bandante, mais ce soir, je veux disparaître.
– Caleb, j'entends hurler depuis le couloir.
La voix de mon cousin est traînante. Il est épuisé, et il peut l'être, étant mon associé chez MF&Co, nous cumulons deux jobs éreintants. Sam ne vient au bureau que trois jours par semaine, mais c'est assez d'accumulation pour rendre fou n'importe quelle personne normalement constituée.
Samuel n'est pas de ce genre-là, il est taré, le simple fait de pouvoir casser des gueules le fait bander, je me demande parfois lequel de nous deux a un problème de gestion de la colère. Mais c'est un putain de bosseur. En moins de trois ans, il est parvenu à nous avoir des contrats de dingue avec des hôtels de luxe dans tout Los Angeles.
– Hmm ?
Avec la musique résonnant à l'étage, j'ignore s'il entend mon beuglement, j'imagine que oui car je le vois pousser la porte de mon antre, le visage cerné au possible et les joues rougies par la colère.
– Encore une, grogne-t-il.
– Quoi ?
– Tu en as chassé encore une, putain. C'était la dernière, une barre est vide, c'est mauvais, mec. Sans parler du fait que ces balourds adoraient Val.
Ça, je le sais bien. Notre ancienne danseuse était une petite perle. Une beauté aveuglante, à peine humaine, une grâce de danseuse étoile, et un regard de hyène enragée. Elle était parfaite, je crois que Sam en pinçait un peu pour elle d'ailleurs.
– Peu importe. Je vais surveiller les filles. Envoie-moi quelqu'un nettoyer cette merde.
Samuel pose son regard sur les débris de verre jonchant le sol et sa mâchoire grince. Je le contourne, bien conscient qu'il n'appellera personne pour s'occuper de mon bordel. Bien, il n'a cas se contenter de le faire lui-même.
Mon cœur s'apaise un peu lorsque je monte les marches séparant mon bureau du club. Les loupiotes carmin quadrillant la pièce me rendent un peu de ma bonne vieille rage bestiale, et je respire de nouveau. J'observe un long moment mes filles offrir un spectacle dément à de riches hommes d'affaire cloués à leur siège et camouflant tant bien que mal une trique grossissante, et je ris. Un rire gars, amer.
Mon royaume des enfers.
La musique est forte, cette fois, je ne la reconnais pas, encore de la soupe de gamine, mais peu importe, la pièce entière se déchaîne sous les vibrations des basses. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, il pourrait presque la perforer. C'est l'effet que me fait l'estimation de ma grandeur.
Le roi de la nuit, comme me décrivent souvent les tabloïds, et bon sang, ils ont sacrément raison.
Samuel me rejoint et son visage s'illumine à son tour en observant le spectacle s'offrant à nous. Il sourit de toutes ses dents d'une blancheur à faire plisser les yeux. Il sourit à s'en décrocher la mâchoire ; de fierté, de joie, il rayonne.
– Encore une nuit de dingue, hurle-t-il pour couvrir le son débordant des enceintes.
– Comme toujours, mec !
Mes yeux balayent les clients du club du regard, Amir, le videur a fait du bon boulot, ils ont tous l'air de crouler sous le fric. Des femmes distinguées accompagnent sagement leur nantis de maris, des gamins et gamines friqués se déhanchent comme si le lieu leur appartenait ; un harem d'une noirceur morose. Rien n'étincelle de tous ces inconnus, rien, sauf peut-être les onéreuses montres aux poignets de certains et les colliers hors de prix habillant la nuque d'autres.
Leur compte en banque est si rempli, pourtant, leur âme est si vide. Ils me ressemblent tant.
Seulement, au beau milieu de ce harem de noirceur, un flocon de neige attire mon attention. Ses cheveux sont d'un blond polaire et ses yeux d'une clarté Azur hypnotique.
Elle se trouve à quelques mètres de moi, au beau milieu d'une foule compacte, et pourtant, je ne vois qu'elle. En fait, tout le monde ne voit qu'elle. Les hommes se tordent le cou pour observer plus longuement sa fraîcheur refroidir le feu ardent régnant perpétuellement au sein de la Red Room. Les femmes, elles, lui accordent des regards tantôt fascinés, tantôt jaloux.
Elle n'appartient pas à ce monde, comme un flocon de neige à Los Angeles. Pourtant, elle est là. Fascinante, et terriblement jeune. Je me gifle intérieurement pour les idées me traversant l'esprit à la seconde où son regard glacial se pose sur moi. Et je jurerais qu'une boule de glace transperce ma chair pour venir amenuiser le feu béant hurlant en mon être.
Comme une douce brise hivernale, elle déambule jusqu'à moi. Ses seins maigres mais ronds pointent si bien qu'il m'est douloureux de réfréner mon envie de les lui sucer jusqu'au sang, tandis que ses cuisses fines, d'une blancheur laiteuse, semblent prêtes à m'accueillir sur-le-champ. On s'emboiterait à la perfection, je le sens. Pourtant, quelque chose cloche.
Ouais, peut-être le fait qu'elle ne semble même pas être majeure, espèce de pervers.
– Monsieur Fiend, murmure-t-elle comme si la musique ne hurlait pas tout autour de nous.
Mais je l'entends à la perfection, j'entends sa voix douce, fluette, camouflant grossièrement une bête féroce.
– Amir vous a laissé entrer ?
J'arque un sourcil, observant Flocon de Neige s'humecter les lèvres et j'ai envie de lui murmurer de garder cette mimique pour le jour où elle me sucera. Mais évidemment, je ne le fais pas, parce que c'est une putain de gamine, bon sang !
– Je sais user de mes charmes, Monsieur Fiend.
Ça, tu l'as dit Flocon de Neige.
Elle se tourne vers la foule, dos à Samuel et moi, et j'ai tout le loisir d'observer son joli petit cul rebondi.
Est-ce que j'ai déjà dit qu'elle était hypnotique ?
Sa robe de sequin beige me donne envie d'arracher, à la seule force de mes dents, les lacets habillant son dos parfait, et lorsqu'elle fait volte-face dans notre direction, Sam glapit. Je suis rassuré de ne pas être le seul à passer pour un putain de pervers.
– Cet endroit est dément.
Ma queue dans ta fente, ça, ce serait dément Flocon de Neige.
– Que puis-je faire pour une morveuse mineure ?
Mon ton est froid, mais comprenez bien que je le fais pour ne pas donner à ma queue l'autorisation de pulser plus fort contre mon pantalon de costume.
– J'ai appris que vous cherchiez une danseuse.
– Une danseuse majeure, je précise.
– J'ai dix-neuf ans, théoriquement, je suis majeure, Monsieur, ronronne-t-elle en cherchant du regard je ne sais quoi.
Qu'est-ce qu'elle me fait là ?
Et putain, sa manière de s'attarder sur la syllabe sifflée du mot Monsieur me rend chèvre.
– C'est un non, Flocon de Neige. Rentre chez papa et maman, ils doivent sûrement t'attendre.
Ses lèvres s'étendent en un sourire mesquin, et je comprends qu'elle a trouvé sa cible ; le DJ. Bon sang, ne me dites pas qu'elle va faire ce que je pense.
Ses yeux d'un bleu Azur me transpercent de nouveau, et je dois me retenir pour ne pas la traîner jusqu'à mon bureau. Elle me cherche, seulement, elle n'a aucune idée de ce dont je suis capable, et le petit problème déontologique que représente son âge sera bientôt de l'histoire ancienne si elle continue de papillonner des cils de la sorte.
Mais au lieu d'abandonner, je la vois délasser l'arrière de sa robe, tombant à ses talons en moins de temps qu'il faut pour le dire, livrant à mes yeux un ensemble de sous-vêtements en dentelle blanche. J'observe sans pouvoir m'en empêcher ses courbes fines, ses épaules développées, ses seins ronds, son ventre plat, ses hanches frêles, ses cuisses musclées, sans pour autant que ça la rende difforme, et puis ses putains de talons hauts élançant sa silhouette sportive. Elle serait la victime parfaite dans tous les débuts de films d'horreur ; sexy à souhait, jeune, interdite.
Flocon de Neige ramasse sa robe à l'aide de ses talons avant de me fourrer le bout de tissu entre les mains sans que je ne puisse l'en empêcher. La musique s'arrête, et je la vois marcher d'un pas décidé vers le DJ avant de lui murmurer je ne sais quoi à l'oreille. Au début, il râle, mais il suffit à cette petite maline de papillonner des cils pour le faire abdiquer.
Tous les regards sont rivés sur elle, même mes filles ont cessé leur show pour l'étudier avec excitation. Il n'y a pas de jalousie dans leur regard, simplement, elles savent que cette nana peut rapporter gros ; elles sont loin d'être stupides !
La seconde d'après, Midnight de Dorothy explose dans les enceintes. Je ne devrais pas connaître cette musique, mais ses paroles me parlent.
Alors ma douce, montre-moi ce dont tu es capable.

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