« Fin ». Trois lettres qu'Eugène rêverait d'écrire sur son manuscrit. Pourtant, il vous jurerait qu'il les trouve ridicules, ces auteurs qui éprouvent le besoin d'affubler leur texte d'une telle évidence...
Tous les matins, Eugène se lève avec la ferme intention de parvenir un jour à l'aube de l'un de ses projets. Il enchaîne des phrases ampoulées et espère qu'un très hypothétique lecteur les trouvera mélodieuses. Il s'acharne à mettre à plat des histoires qui, lorsqu'elles le lassent, finissent dans le placard à manuscrit, ce meuble fantasmé des auteurs où s'entassent les textes dont ils ont fait leur deuil. Parfois, Eugène en ouvre la porte et ravive une idée. D'autres fois encore, il y enterre un roman si profondément qu'il en devient presque amnésique.
Son placard à manuscrit est une armoire rutilante dont les étagères croulent sous le poids des nombreux projets dont il a avorté et ne parlera plus.
Alors, quand il se lève sur un nouveau constat d'échec, il hésite à archiver Leurs terres avant eux à son tour. Cette sombre histoire d'une famille de paysans qui s'écharpe autour d'un héritage ne l'inspire plus. Il sèche. Comme souvent, il pense qu'il serait plus simple d'abandonner et de tout recommencer à nouveau. Du moins jusqu'au prochain blocage. Pourtant, ce jour-là, Eugène n'en fait rien. Il y a un temps pour tout. Un pour s'arracher les cheveux sur un manuscrit qui oscille à la frontière du placard, un autre pour se rendre à Bordeaux pour le traditionnel déjeuner du samedi midi de la famille Loustillac.
*
Quand Eugène sonne à la porte de l'échoppe à onze heures cinquante, son père soupire. Il vient à peine de terminer le résumé de sa dernière lecture pour Des Livres et des Lettres, le blog qu'il alimente depuis dix-sept ans. Sur le point d'expliquer en trois parties pourquoi le roman qu'il vient de lire ne mérite pas de place sur ses étagères, Philippe Loustillac sauvegarde son texte, prend le soin d'éteindre son ordinateur puis de le ranger dans le coin en haut à droite du bureau avant d'ouvrir à son fils.
« Le rôti ne sera pas prêt avant treize heures, prévient-Philippe.
— Puisque Sophie n'est pas là, je pensais qu'on mangerait plus tôt.
— J'aime déjeuner plus tard le week-end. »
Eugène sème ses affaires aux quatre coins du hall d'entrée : le duffle-coat à carreaux sur la malle, la casquette plate en tweed sur le meuble à clés. Il devrait pourtant savoir que leur place est sur un cintre, mais Philippe lui épargne la remarque et les range avec soin dans le placard. Il se retient aussi de relever la courte queue de cheval de son fils, qui camoufle tant bien que mal le début de calvitie qui le rattrape à trente-et-un ans. Eugène est déjà dans le salon, au milieu du canapé, les jambes croisées.
Pourquoi faut-il toujours qu'il s'offusque du moindre détail dès son arrivée ?
« Tu veux du vin ? propose le père.
— Un seul verre, si tu as du blanc ouvert. »
Philippe se garde bien de dire qu'il ouvrirait une bouteille exprès pour ce seul verre. Pour le vin aussi, tous deux ne parviennent pas à s'accorder. Le père, lui, préfère son Graves habituel, dont il se promet qu'il repartira bientôt au domaine acheter quelques caisses de plus.
Tandis que Philippe ouvre le four pour vérifier que son rôti dore comme il l'espère, le rond de ses lunettes se couvre de buée et il recule d'un pas pour mieux laisser à ses verres la chance de s'en remettre. Seule reste dans la cuisine l'odeur aillée du bœuf qui réconforte tant son gosier que son esprit. Le rôti sera prêt à l'heure, et cela suffit à le soulager.
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La part de l'Homme
General FictionAlors qu'il rêve de terminer un premier roman, Eugène découvre que le best-seller de l'année est un manuscrit inachevé qu'il a écrit...