"Si je compte jusqu’ à trois et que mon ombre est toujours sur le sol, c’est que je suis vivante"… Entre deux respirations, c’est ce que je me récite vite. Toujours très vite. Parce que j’ai un peu honte de cette croyance enfantine. Mais voilà, parfois j’ai besoin, comme ça, de me rassurer. De me convaincre que j’existe. Parce que le vrai n’est pas assez consistant, ou trop peut-être, et tu ne m’as encore rien prémâché. Alors il faut y ajouter un peu de foi ou, à défaut, un peu de mathématique. Il y a douze ans que je suis née, ce n’est pas encore assez pour les certitudes, mais déjà trop pour s’en passer, alors je compte, pour compenser…
"Un. Deux. Trois"… Evidemment, l’ombre n’a pas bougé, la foi est un pari faussé, mais je suis bel et bien vivante, c’est écrit sur le sol, on peut continuer…
Je me retourne vers Laetitia, je la regarde, je sais qui elle est, pourtant, pendant quelques instants, elle m’est parfaitement étrangère. Mais je ne compte pas pour elle, je sais que c'est normal, c’est toujours comme ça que je me reconnais, en négatif des autres, sans vraiment me révéler. Et puis ce flou ne dure jamais, il passe, d'ailleurs, elle revient déjà… C’est elle, mon amie. Ma meilleure. Ma meilleure parce que ma seule. Je la trouve un peu niaise pour tout dire, mais je l'aime bien. Enfin, je crois. En tous cas, je sais ce que je lui dois. Elle m’évite une solitude trop visible dans la cour du collège, une solitude qui me ferait compter trop souvent et trop longtemps. De mon côté, je la laisse parler, beaucoup, pour deux, et elle a besoin de cette importance, elle lui plait. L’utilité n'est sans doute pas la définition exacte de l’amitié, mais c’est ce que j’ai trouvé de plus approchant, et je crois que personne n'a jamais trouvé mieux de toute façon. Je dis cela sans méchanceté, sans sympathie non plus, la vérité est toujours un peu indifférente.
C’est le premier mercredi de la rentrée et nous nous sommes retrouvées en ville pour un après-midi "entre filles". Je doute néanmoins d'en être déjà une. Si Lætitia porte encore du soleil sur ses épaules dénudées, moi, je n'ai rien à montrer, engoncée sous mon sweat, et me contente de transpirer à ses côtés. Elle veut s'acheter du vernis, c’est ça qu’elle me disait pendant que je comptais, maintenant que j’ai repris entièrement le fil, elle peut continuer…
Continuer de me donner des conseils maquillage à moi qui ne me maquille pas, me dire qu'il faut oser, qu'avec le vernis elle m'offrira un gloss. C'est pas grand-chose un gloss, pour commencer, pour voir... C'est un truc naturel, ça m'irait bien le naturel... En tous cas, c’est tout naturellement, moi, qu’au fil des trimestres je suis devenue "la bonne copine de...", celle dont on oublie régulièrement le prénom. Je pourrais en être vexée, mais non, ça va, ma fierté est un bagage encore bien léger. Et puis, je rougis trop facilement de toute façon, ça devient vite gênant, alors autant me laisser oublier. Bien sûr qu’il m'arrive de me demander ce que ça changerait, si j'étais moins timide ou plus bronzée. Je vois bien que Laetitia n’a pas besoin de compter. Il lui suffit de parler, de sourire, d'être avec des gens, ça parait simple et reposant. Mais quand j’essaie, moi, ce qui est souvent d’une maladresse sans nom, ça ne marche pas. Et puis ça m’ennuie. Je préfère compter au final.
Je m'ennuie très vite. Toujours. C’est un de mes plus gros soucis. Et je n’en tire même pas le plaisir d’une différence qui me rendrait unique, parce que même là, en interne, la fierté me fait défaut. Non, je m’ennuie bêtement, mochement, sans plaisir... Je n’ai pas de besoin, pas vraiment d’envie et je n’arrive pas à m’en fabriquer. C’est pourtant comme ça que tout le monde fait, je le sais, mais je n’y vois qu’une perte de temps, un temps que j’ai à ras bord pourtant.
Lire est ma seule occupation au final, le seul rempart à l’inutile, mon seul vrai et premier plaisir, mais même ça je ne sais pas très bien quoi en faire au fond. Parce que je n’ai personne avec qui en parler après, personne avec qui partager, alors j’engrange, mais sans but, comme un philanthrope condamné à l’avarice. Je laisse le vent des mots hurler en moi comme derrière des volets clos. C’est un chant étrange, rempli de "trop" et pourtant parfaitement inutile, mais c’est toujours mieux que le silence et le vide. Ce vide qui m’engonce, ce vide qui me plombe et que j’essaie d’habiller comme je peux.
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Fix.es
Teen FictionCe roman parle de drogue, de rue, de prostitution... mais sans vulgarité, sans désir de juger, et avec un peu de poèsie je crois. Elle a 12 ans, s'ennuie et passe ses journées à attendre un quelque chose qui ne vient pas. Lui a 15 ans, il est héroïn...