Chapitre 2 : Le service

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LOÏC


– « Vous partez déjà ? On a du dessert ce soir. Je nous ai préparé un far. » Demande doucement ma mère à l'assemblée qui était encore il y a quelques secondes attablée.

Maintenant debout, la trinité infidèle des traditions familiales, composée du patriarche mon père et de ses deux neveux, mes cousins, se jette des coups d'œil indécis. Et avant de pouvoir choisir lequel des déserteurs osera défier la maîtresse de maison, cette dernière coupe court aux jeux de regards des trois félons :

– " Je vois que vous aviez l'intention de partir sans débarrasser ni faire la vaisselle..." Elle se redresse, tend le bras vers le centre de la table pour atteindre son far. Elle attrape un couteau et commence à couper équitablement de généreuses parts qu'elle glisse silencieusement dans nos assiettes. Satisfaite, elle se rassit.

– « Loïc et moi-même avons cuisiné debout pour vous, vous mangerez pour nous debout. » Commande-t-elle.

Et sans un mot, les trois hommes droits comme des piquets, s'emparent, piteux, de leur dessert respectif. Ma mère enfonce sa cuillère dans sa part de gâteau invitant ainsi le reste de la famille à la suivre et, pendant que les autres ont leur nez dans leur assiette, me lance un petit sourire malicieux que je lui rends discrètement pour que la tablée ne remarque pas notre vile complicité.

        Quitte à se forcer à manger une copieuse, et sûrement vengeresse, part de far, mon père décide d'accompagner sa dégustation d'une lampée d'eau-de-vie.

Elle a été confectionnée l'an dernier par le voisin Yannick, qui la lui a offerte il y a de ça quelques semaines, pour célébrer sa retraite anticipée. Après avoir rempli son verre à digestif, Le Gall père siffle sa liqueur mine de rien comme si son gosier, habitué à des incendies bien plus dévastateurs, en avait vu des plus belles.

– « Pardonnez-nous, M'dame Le Gall. On était impatient de voir les gars à La Cale. On va faire honneur à votre far qui a l'air bien plus breton que quiconque ici ! » Lance Tobiaz, le sourire aux lèvres, entre deux bouchées de far qu'il a entrepris de dévorer directement à la main. Adossé nonchalamment au dos de sa chaise, et malgré une attitude peu élégante, mon cousin a le don de dégager tellement de sympathie qu'il est difficile pour ma mère de lui tenir rigueur de quoi que ce soit. Ma mère essaye de cacher un petit sourire amusé derrière son far qui n'est pas assez grand pour cacher un tel visage égayé.

Même si ma mère fait office depuis toujours de maman de substitution, Tobiaz, à presque trente ans, l'appelle et l'appellera invariablement ; quand il est un bon fiston : « Madame Le Gall » ; et quand il joue les canailles : « M'dame Le Gall ».

    Au grand dam de ma mère, qui voit Tobiaz et son frère Venou comme ses propres fils, qui n'a jamais eu le cœur à leur imposer des « maman, mamou, mère, mamounette».

J'étais encore enfant que déjà mes deux cousins Treveur, vivaient sous notre toit. Leurs parents avaient pris la mauvaise habitude de faire des allers-retours en prison pour des petits larcins. Sentant qu'elle ne pourrait offrir une enfance normale à ses enfants, ma tante avait confié à sa sœur, ma mère, ses deux fils âgés respectivement de cinq et neuf ans. Les rapports familiaux entre les frères Treveur et leurs parents biologiques se résumaient, pendant plusieurs années, soit à de brefs coups de fil soit à des passages éclair lorsqu'ils avaient besoin d'un peu d'argent pour éponger des dettes.

    On avait fini par plus avoir de leurs nouvelles lors de l'affaire « The Fisherman ». Fisherman, ou par chez nous surnommé Dédé la Salicorne, était un trafiquant anglais. Il avait fait voyager pendant des décennies, de Grande-Bretagne à notre Bretagne française, tous type de drogues dissimulées dans des cargaisons de poissons et crustacés. Il n'avait pas été difficile de faire le lien entre la disparition de petits criminels locaux comme les Treveur et l'arrestation de Dédé la Salicorne. Ils étaient sûrement morts ou pire, vivaient en cavale depuis ce jour. En tout cas, une vingtaine d'années s'est passée comme si les frères Treveur étaient nés magiquement un soir sur le paillasson de la maison familiale. Ils étaient apparus seuls et sans bagages avec simplement des miettes de sandwich dans le fond de leurs poches ainsi qu'un mot de tante Treveur à l'attention de ma mère :

BretlandOù les histoires vivent. Découvrez maintenant