Je boucle mon bilan financier et l’ordinateur affiche vingt heures passées lorsque l’écran s’éteint.
Sandro va me tuer !
Je range les dossiers en cours dans le tiroir de mon bureau, bien décidée à ne pas le rouvrir avant lundi, attrape mon sac à main près de la porte, mais n’ai pas le temps de franchir le seuil que mon nom retentit dans l’interphone :
— Alana, vous êtes toujours là, mon p’tit ? J'ai besoin de vous.« Mon p’tit », je déteste quand il m’appelle comme ça.
— Alana, je sais que vous n’avez pas quitté les locaux, Mylène m’a avertie que vous n’êtes pas passée par l’accueil.
Quelle traîtresse ! Vu le nombre infime de femmes travaillant au siège de l’entreprise, on pourrait espérer une certaine solidarité entre nous. Ce n’est rien d’autre qu’une compétition malsaine oscillant entre pouvoir et séduction. Une guerre que se livrent également les membres du sexe opposé, loisir des plus banal dans un univers où l’argent et l’apparence dominent.
La voix de mon patron résonne à nouveau dans le haut-parleur et me presse de le retrouver dans son bureau. Pierre Delmas, le vice-président de Blue-Tech n’est pas du genre autoritaire. Il préfère user de moyens plus vicieux pour parvenir à ses fins, et je sais déjà à quoi m’attendre en arrivant face à lui.— Alana, j’ai une mission de la plus haute importance à vous confier.
Cinquante-cinq ans, ventripotent, imbu de lui-même, qui considère le reste de l’humanité, spécialement les femmes, tels des pions qu’il peut utiliser à sa guise. Un genre de Donald Trump revisité à la sauce parisienne, comme beaucoup de requins de son espèce. Manquerait plus qu’il se présente aux prochaines élections, lui aussi !
Mister President attend patiemment derrière son bureau en acajou verni serti de dorures, engoncé dans un fauteuil de style Louis XV, que je lui fasse la révérence. Rien ne vaut un mobilier royal pour asseoir son pouvoir.
Je refoule le goût de bile dans ma gorge tant bien que mal en essayant de deviner quel sera l'instrument de torture de mon bourreau.— J’étais en ligne avec un potentiel investisseur pour BlueEarings. Un TRÈS gros investisseur. Il insiste pour traiter des modalités techniques et financières avec vous et uniquement vous.
— Pourquoi moi en particulier ?
— Allez comprendre les lubies des riches ! Sans doute que vos charmes ont déjà opéré sur lui par le passé, suppose-t-il, en jetant des œillades perverses sur mon décolleté. Il souhaite rester anonyme pour le moment et il hésite encore à signer un quelconque contrat. Alors je compte sur vous pour le persuader de se joindre au projet. Vous avez rendez-vous demain à dix heures.L’affaire se précise. Je vois surtout mon week-end de détente s’éloigner inexorablement. Je me concentre pour ne pas lui envoyer la note qu’il me tend dans son nez rubicond tandis qu’il m’explique les tenants et aboutissants du futur entretien comme à une stagiaire débutante :
— Vous savez à quel point cette campagne est importante pour Blue-Tech. Ce client est primordial pour l’entreprise. Je serai absent toute la semaine, mais j’espère trouver les papiers signés à mon retour. Il va de soi que si ce projet fonctionne comme prévu, il vous propulsera en candidate favorite pour prétendre à mon poste. Je suis convaincu que vous en avez l’étoffe, alors ne me décevez pas.Inutile de me lécher les escarpins, Pierrot ! Tu sais aussi bien que moi que tu m’as à ta botte depuis que je vise ton poste.
Dans quelques mois, sa majesté sera promue directeur général et sa place de vice-président est très convoitée depuis cette annonce. Pour son plus grand plaisir. Delmas use de sa suprématie pour s’asseoir sur l’ego de ses employés bien plus qu’à l’accoutumée, moi en tête de liste.Mes Manolo Blahnik reluisent de ce cirage de pompe intempestif, pourtant, je me sens honorée de la responsabilité qu’il m'octroie. D’ordinaire, c’est son rôle d’appâter les gros clients, le mien se résumant à gérer… tout le reste. Delmas n’est jamais à la barre. Quand il n’est pas en repas d'affaires dans des restaurants trois étoiles en compagnie de milliardaires, il dilapide son salaire mirobolant dans des voyages et autres fantaisies de luxe. Pour preuve, il part en vacances sur son voilier ce soir même alors que le lancement des boucles d’oreilles Bluetooth est dans moins de deux mois. Il me revient de droit de prendre en charge toute l’organisation. En revanche, il sera le premier à s’en accorder les mérites.
En tant que second, je suis le capitaine du navire en son absence. Heureusement pour moi, Jack Sparrow peut se recycler dans la pêche à la mouche, car je tiens plus du kraken que de la Petite Sirène ! Derrière mon air de bibliothécaire au visage angélique, mon mètre soixante compensé par des talons aiguilles et mon tailleur griffé, je me dévoile en corsaire capable de couler la flotte royale de la pointe de mon sabre. Et il faut au moins ça pour se faire entendre au milieu de ces marins d’eau douce que l’on appelle collègues.
Hélas ! Même un pirate ne se rebelle pas face aux ordres de son supérieur, cela serait de l’insubordination, alors :
— Vous pouvez compter sur moi, monsieur.
— N’oubliez pas. Le Ritz, demain à dix heures. Ne soyez pas en retard.
— C’est noté.Moi ? En retard ? Je ne recense pas la plus petite absence en sept ans de bons et loyaux services, contrairement à lui qui abandonne son poste à la moindre occasion pour se dorer la calvitie sur des plages paradisiaques ! Il n’aurait jamais décroché le poste de directeur général sans mon plan de remaniement financier de l’année dernière. Il devrait se prosterner à mes pieds pour avoir sauvé la boîte et sa carrière au lieu de me les casser.
Delmas me donne congé sans plus de cérémonie et je rejoins mon bureau pour récupérer le dossier des BlueEarings laissé au fond du tiroir. Je le range dans mon sac en soufflant et sors mon téléphone pour taper un message :[ Désolée mon cœur, j’ai été retenue par Delmas. J’arrive tout de suite <3 ]
[ Il serait temps ! Je vais finir bourré à force d’enchaîner les mojitos ;p ]
Trente minutes plus tard, le taxi me dépose dans mon quartier de l’île Saint-Louis, face à la devanture sombre du Saint-Régis, ma brasserie préférée. Les effluves de viandes grillées embaumant le restaurant déclenchent un concert dans mon estomac, heureusement couvert par la musique rock qui chante dans les haut-parleurs. Je salue le serveur. Il me désigne une banquette en cuir où je trouve Sandro en charmante compagnie. Je réalise qu’il ne mentait pas quant à sa sobriété vacillante :
— Ma chérie, te voilà enfin !Il s’approche de moi en titubant sur ses talons compensés et m’embrasse à pleine bouche sous le regard surpris de son cavalier.
— Attends, t’es pas gay ? s’indigne l’inconnu.
Sandro éclate de rire et je pouffe discrètement devant la mine écœurée du beau brun. C’est vrai que je rêverais de trouver quelqu'un d’aussi génial que lui. Hélas, il est sexuellement indétournable, et ce n’est pas faute d’avoir essayé de le corrompre ! Il n’en reste pas moins mon âme sœur. Notre relation est si fusionnelle qu’elle est inqualifiable.
— Sois pas jaloux, mon chat, ronronne mon ami en titillant le lobe de l’oreille du jeune homme. Ton entrejambe m’intéresse beaucoup plus que le sien.
— Quelle finesse, interviens-je. Désolée de ne pas avoir le bon chromosome pour te plaire.
— Tes chromosomes sont parfaits, ma vie. Touche à rien.Je rejoins le duo sur la banquette où un Porn star martini m’attend accompagné d’une planche de fromage que je m’empresse de déguster avant de trinquer.
— Myke, je te présente Alana, l’amie et collègue dont je te parlais. Alana, je te présente Myke. On a partagé un taxi tout à l’heure, et une chose en entraînant une autre…
Pour qu’il n’y ait aucune équivoque, Sandro s’engage dans une démonstration de soupe de langue conduite par des gémissements plus que suggestifs.
— Je suis ravie pour vous, mais je ne vais pas pouvoir rester pour la fête, malheureusement.
Ma remarque refroidit instantanément l’ambiance et mon ami devine aussitôt de quoi il retourne :
— Delmas te fait bosser demain, accuse-t-il en brandissant ses faux ongles. Et toi, t’as rien dit.Je hausse les épaules et porte mon verre à mes lèvres. L’amertume de la vodka et la douceur de la vanille atténuent quelque peu ma culpabilité, mais Sandro en rajoute une couche :
— J’en ai marre, bébé. C’est toujours pareil. Y a que ton travail qui compte et c’est encore pire depuis cette histoire de promotion.
— Oui, pour toi ça ne signifie rien, mais tu sais qu’il n’y a rien de plus important que ma carrière à mes yeux.
— Qui sont d’ailleurs incroyables, ajoute Myke que j’avais oublié.
— Dis donc, c’est toi qui vires de bord, maintenant ? s’esclaffe Sandro.
On se chamaille comme un vieux couple pendant quelques minutes, puis l’ambiance du début de week-end prend le pas et les fous rires reviennent. Notre traditionnel apéro du vendredi s’achève dans la bonne humeur. Il me coûte d’y mettre fin, pensant à la soirée que je vais manquer.— Tu nous accompagnes pas au club, c’est sûr ? insiste Sandro, alors que je paye l’addition.
— Non, il est tard. Il faut que je sois fraîche pour mon rendez-vous.
— Quelle manie ils ont, ces riches, de nous faire bosser le week-end. À croire qu’on est tous à leur service.
— Mon cœur, on est à leur service.
— En attendant, tu m’abandonnes, garce ! J’espère que tu t’en mordras les doigts.
— Je regrette déjà, mais je t’aime quand même.J’envoie un baiser dans sa direction. Il me tire la langue et répond :
— Et moi je te déteste, bitch ! On se voit après ton rendez-vous pour déjeuner ?Il dessine un cœur à mon intention puis s’éloigne, main sur les fesses de sa conquête. Une chose est sûre, ils vont plus s’amuser que moi !
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Aime-moi [En Cours]
RomanceAlana est une femme carriériste en passe d'obtenir une importante promotion. Entre la pression de son travail et les relations très particulières qu'elle entretien avec les hommes, son quotidien se voit menacé par le retour de son ex, Dimitri. Anto...