Retour dans l'enfance

Le rendez-vous imprévu

Aujourd'hui, Dorothée amorçait sa dernière séance de thérapie avec le docteur Vandor. La jeune femme de 36 ans était suivi quotidiennement par le thérapeute depuis maintenant 10 ans et c'était aujourd'hui, le 15 mai 2020 qu'elle se sentait enfin prête à laisser son passé de côté et à laisser place à son futur. Ça lui aura pris 10 ans avant d'être en mesure de parler de son plus grand traumatisme à vie, son enfance. Cette partie de sa vie fut tellement marquante qu'elle n'a pas été capable de continuer sa vie normalement en société. Consommations de diverses drogues, trois avortements, de nombreux emplois douteux, aucun domicile fixe et deux arrestations ont fait partie de son cheminement jusqu'à présent. Le docteur Ander Vandor avait tout un défi entre les mains lorsqu'il rencontra la jeune femme de 26 ans la première fois et qu'il constata l'état dans lequel elle se trouvait à son arrivée. Plusieurs contusions mineures et traces de brûlures arpentaient son corps. Le docteur s'était intéressé pour la première fois à Dorothée alors qu'elle était assise sur un banc de parc et fumait une cigarette. Elle semblait ne pas avoir changer de vêtements depuis des jours et avait un regard vide, comme si elle était physiquement présente mais mentalement ailleurs. N'ayant jamais vu un humain en aussi piteux état, il décida de lui proposer de l'aide en lui offrant gratuitement une séance de psychothérapie. N'allez pas penser qu'il amorça sa proposition sur le vif. Le docteur n'avait pas tendance à faire ce genre de proposition à n'importe qui. Cela ne faisait pas partie de ses valeurs. Encore à ce jour, il ne sait toujours pas ce qui l'a poussé à s'asseoir sur ce banc et à discuter avec la jeune femme. Dorothée n'était pas non plus la femme la plus chaleureuse lorsqu'il décida de se joindre à elle. C'est à peine si le docteur a pu s'asseoir correctement.

« Bonjour, je suis Ander Vandor. Comment vous appelez-vous? »

« Dorothée. » C'est tout ce qu'il a pu avoir cette matinée-là.

Trois mois. Le docteur s'est rendu à ce banc de parc à tous les matins durant trois mois pour pouvoir discuter avec la jeune femme. À tous les matins, la jeune femme faisait la même tâche et ne parlait pas. Elle ne posait pas de questions sur la motivation qu'avait le vieil homme de 75 ans à venir tous les matins prendre son café avec elle plutôt qu'avec quelqu'un de plus intéressant et de plus jasant. Peut-être parce que ça ne l'intéressait pas non plus et qu'elle pensait qu'il était fou. Malgré tout, à force de le voir, elle commença graduellement à lui laisser de plus en plus de place sur le banc et à le saluer. N'allez pas croire qu'elle a fait cela rapidement. Elle n'a pas adressé un mot au vieillard avant quatre semaines. À cette première journée du troisième mois, Dorothée a décidé de lui lancer une phrase.

« Dites, vous voulez quoi au juste? Je vous le dis tout de suite, je n'ai pas d'argent pour vous et je n'aime pas avoir à partager ce banc avec vous. Dites-moi ce que vous voulez pour que cette activité que vous sembler aimer faire ne cesse. »

« Madame, j'attendais ce moment avec grande impatience. Vous souvenez-vous de madame Kristelle Vandor? »

Alors voilà en réalité ce que le docteur voulait. D'ailleurs, il remarqua que le nom énoncé n'a pas laissé sans voix la jeune femme puisque cette dernière commença à réfléchir.

« C'était quelqu'un que je connaissais effectivement. Mais pourquoi vous voulez savoir cela? »

« Bien, je crois que vous étiez très proches puisqu'elle me demanda de vous dire que son jour était arrivé. Ma sœur a toujours été assez silencieuse, mais ce jour-là, les derniers mots qu'elle prononça avant de dire au revoir à ce monde étaient « retrouves là et prend soin d'elle ». Je vous ai donc trouvé et je souhaiterais vous offrir mon aide. »

Sur le coup, Dorothée ne semblait pas vouloir se prononcer plus que cela sur cette mystérieuse Kristelle Vandor. Comment se connaissaient-elles? Quel lien avaient-elles développé pour qu'elle demande à son frère de la retrouver? Ces mots furent suffisants pour que Dorothée se taise et qu'elle se lève et quitte ce fameux banc. Juste avant de partir, le docteur lui a offert une carte de service et il ne l'obligea pas à l'appeler. Seulement si elle en avait envie. Après tout, pourquoi avait-elle soudainement ressentie le besoin de quitter ce banc et de partir loin de ce vieillard?