L'ouvre-âme

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L’ouvre-âme
L’homme aux yeux transparents ; Sirius Black ; une chalet perdu dans la montagne ; une broche ; une fantasy

Dehors, le ciel est bouché. Les nuages sont devenus aussi épais que de la mélasse et laissent une trace sur la cime des armes.
Le monde a changé de nature et Abraham l’a senti. Ses pupilles ont vacillé ; tout le temps de la tempête il avait dû se confiner, déséquilibré par les vibrations qu’elle avait imposé à son regard.
Ce soir, la nuit est frémissante. Abraham s’est réfugié près du feu qu’il fixe intensément. Il faut que ses yeux en prennent la caresse puissante et chaleureuse pour être enfin calmés.

Malheureusement, il est perturbé lorsqu’on frappe à la porte. Les yeux nerveux de Abraham échappent à son contrôle ; ils se jettent en direction du bruit. Il peut bien essayer de les soumettre à nouveau, cela ne sert à rien ; on toque à nouveau, l’effort est perdu.

Abraham se méfie et hésite à ouvrir la porte ; il ne connaît personne qui ne puisse lui rendre visite ici. D’ailleurs, la tempête grandit encore ; c’est peut-être dangereux, de l’autre côté. Pourtant, il ouvre.

Immédiatement, une force l’envahit. Ses yeux deviennent deux billes glacées ; Abraham ressent le blanchissement de ses pupilles comme une gelure mortifiante.

Il souffle, soulagé. Son regard n’a jamais été aussi limpide ; il a l’impression de naître à nouveau. Les couleurs sont différentes, plus fades et plus vivantes à la fois.

Mi-inquiet mi-fasciné, Abraham détaille l’inconnu qui l’a rendu aussi lucide.

C’est un homme. Fin, sec, sale jusqu’au bout des ongles, il ressemble à un pirate échoué. Des marques d’encre encerclent encore sa peau. Malgré son aspect repoussant, Abraham tend sa main vers l’inconnu.
***

Cyirus serre la main qu’on lui tend sans un mot. Il ouvre la bouche, puis la referme. Il sourit d’un air amer et, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, il rentre chez Abraham. Il s’assoit près du feu, à même le feu. Son regard est vide et recouvre les flammes. Abraham reste debout et le contemple, stupéfait.
« -Tu as vu la tempête ? Demande Cyrius.
-Oui, bien sûr…
-Oui bien sûr, répète Cyrius, mais je veux dire est-ce que tu l’as vu ?
Cyrius retourne la tête vers Abraham. Une lueur d’intelligence illumine son regard. Abraham frémit ; il a compris.
-Oui.
-Alors raconte moi.

***

Abraham est ouvre-âme depuis qu’il est né ; cela signifie que ses yeux copient incessamment l’âme des choses avant de l’enfiler. Ainsi, il voit littéralement au travers les choses.

Ses yeux ont aspiré l’aura de la tempête deux jours plutôt et Abraham venait tout juste d’avoir été libéré, lorsque son regard s’était posé sur Cyrius. Maintenant, le monde était calme et ébréché ; c’était le monde, plus limpide que jamais.

Comme Abraham voyait au travers de l’homme, il s’était naturellement dit qu’il pouvait lui faire confiance.

Il lui raconte donc comment la tempête avait embrumé sa vue ; le monde avait été noirci et s’était déséquilibré. A ce souvenir, Abraham se sent brusquement désespéré. Il ose alors demander ;
-Pourquoi cette question ?
Cyrius fronce les sourcils, visiblement malheureux.
-C’est ma sœur qui a créé cette tempête.
Cyrius ouvre maladroitement sa main burinée. A l’intérieur, une minuscule broche d’argent et de lys d’émeraude. La broche vibre ; Abraham avale son aura. Le monde est soudain fragile, sur le point de s’écrouler. Mais si doux et émotif à la fois…
-Elle a peur… murmura-t-il. Mais elle est fascinée. Et cela se sent.
Cyrius referme la main et les yeux d’Abraham retrouve leur transparence. Cette aura frémissante n’est pas très combative… songe-t-il.
-Où est votre sœur, maintenant ? Demande Abraham.
Cyrius blêmit. Ses yeux ressemblent à deux pierres chatoyantes ; ils sont remplis de larmes.
-Je crains qu’elle ne soit morte.

Abraham sent son coeur se serrer. Il ignore comment après avoir souffert un tel trépas l’homme puisse réussir à conserver une vision aussi neutre.
-Elle était folle lorsqu’elle est morte. Reprend Cyrius. Son âme s’est répandu dans la montagne. Enfin, à part ce petit bout. Et donc, pour rééquilibrer le monde, il faudrait…
-…que vous cassiez la broche dehors. Complète Abraham.

Il sourit d’un air compatissant. Il vient s’asseoir auprès de Cyrius.
-Monsieur… ?
-Cyrius.
-Cyrius, laisser partir une âme est douloureux ; une fois qu’on l’a trop admiré, même si elle n’a plus de corps pour l’incarner, on a la sensation qu’elle sera toujours là. On a besoin de la garder près de soi pour que la présence soit conserver. Mais ce n’est qu’une illusion.

Doucement, Abraham prend la main de Cyrius dans la sienne et ouvre ses doigts.
-Vous voyez bien, murmure-t-il. Ce n’est pas votre sœur.

Cyrius se sent mal, à nu. Il dévisage Abraham avec stupeur, comme si personne ne lui avait pris la main depuis longtemps.

***

Abraham l’entraîne dehors. Il plisse les yeux pour éviter de basculer dans la vision de la tempête. Il tient encore Cyrius. Quand l’homme tremblant et blême brise la broche contre la terre gelée, Abraham est encore là.

L’effet est immédiat.

Les nuages se dissipent ; le ciel reprend sa clarté glaciale. Enfin, l’air reprend sa vigueur et nettoie les poumons de Cyrius et Abraham.

Derrière eux, le chaelet en rondins semble plus fier qu’avant. Abraham sourit mais Cyrius pleure. Son visage tordu murmure ;
-Je suis vraiment seul, désormais.

Abraham caresse le dos de sa main et Cyrius frissonne.
-Pas du tout. Répond Abraham.
Il sourit à Cyrius et reprend ;
-Vous voyez mes yeux ? On partage la même âme, désormais.

***

FIN.

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 17, 2023 ⏰

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