Marcher. Ne pas s'arrêter. Penser au pied droit qui dépasse le gauche. Penser à l'appuie et l'élan qu'il faut pour propulser le gauche devant le droit. Penser à lever suffisamment le pied pour ne pas trébucher sur les pavés humides. Ne pas penser au téléphone au fond de la poche. Comme une invitation à être volé. Ne pas penser à ce que contient ce téléphone maudit. Personne ne vole ici ? S'approcher des badauds, des ados qui trainent, laisser dépasser d'un millimètre l'appareil. "Regardez, c'est un iPhone !".
On lui attrape le bras. Une voix grave mais pas encore tout à fait adulte, de temps en temps une syllabe déconne rappelant la voix d'enfant qui refuse encore de tout à fait s'échapper : "Madame, vous devriez ranger votre téléphone dans votre sac, il dépasse de votre poche". Pourquoi être aussi prévenant ? Pourquoi ne pas le lui arracher pour "lui donner une leçon" ? Comme ça tout cela n'aura jamais existé. Elle pourrait réapparaitre dans l'appartement à 18h et l'accueillir avec le sourire. Voir le sien se décomposer. "Tu n'es pas encore partie ?" "Partir où ?" "Tu n'as pas reçu..." "On m'a volé mon téléphone, je reviens du commissariat. Pourquoi ?". Gagner du temps mais pas le figer. Ca ne servirait qu'à ça. Et est-ce qu'elle utiliserait ce temps gagné pour faire quelque chose de nécessaire pour sa vie sans lui ? Qu'espérait elle obtenir de cette temporisation ? Des explications en face plutôt que par message ? Dans tous les cas, l'issue resterait la même.
"Merci" baragouine-t-elle. L'adolescent, probablement plus jeune que sa haute taille ne le laisse penser, hoche la tête et retourne voir sa bande d'amis qui attendent sous le proche d'un immeuble dans lequel doit vivre l'un d'eux. Des honnêtes... Shit. Cet échec lui donne envie de fumer. 3 mois qu'elle avait diminué sa consommation. Mais là, il y avait urgence. Code rouge. "Si je fume, je n'y penserais plus" s'autoconvainc-t-elle.
Le néon rouge en forme de losange apparait dans son champ de vision, comme un signe du ciel. "Ton destin est de griller cette clope, viens, viens" lui murmure le bar-tabac.
"Terminé. Terminé. Terminé". Le mot tourne en boucle dans sa tête en même temps qu'elle essaye d'atteindre le tabac. La nicotine aidera à calmer son trouble. Les larmes montent. Zut, elle va quand même pas pleurer devant le buraliste alors qu'elle doit lui demander le saint graal ?
Inspire. Expire. Ses yeux restent humides mais sa gorge se délit. Elle va pouvoir parler. Ca ira. Poussant la porte, elle est accueillie par une vague de chaleur, des bruits de verres qui cognent et des voix qui résonnent. De la buée se forme sur ses lunettes. Le lieu est confiné, comme souvent dans les tabacs. Elle n'avait jamais mis les pieds dans cet endroit, son dernier bar-tabac remontant à Paris. Au moment de prendre le train, le Nomad comme l'appelle la SNCF parce qu'il s'agit du train qui va en Normandie et puis bah... il se déplace, il est nomade haha. Quels rigolos !, elle avait fumé sa dernière cigarette laissant derrière elle ses 25 ans de vie parisienne et, avec eux, la nicotine. Nouvelle vie, nouvelle routine. Elle croyait aux symboles. A ce moment-là jeter le paquet après avoir fumé la dernière cigarette qu'il contenait lui a semblé une bonne façon d'embrasser sa nouvelle aventure.
Ceci dit rien ne différencie ce bar de celui dans lequel elle acheta son dernier paquet. Le cadre extérieur excepté. Même si par moment, Rouen lui rappelle Paris. Dans quelques quartiers, l'inspiration Haussmannienne se perçoit. Cet homme, décidemment, n'aura pas seulement embrassé Paris. Mais à part son architecture, elle ne connait pas grand chose sur lui et découvre qu'il a inspiré bien plus que la capitale avec une drôle de fascination hautaine : "est-ce que les provinciaux ont voulu jouer les grands ou le grand a-t-il convaincu les provinciaux de faire pareil ?" et cette phrase à elle seule témoigne d'un mépris plus grand qu'elle.
Assez. Récupérer le paquet et sortir. L'air frais fouetter ses joues baignées de larmes en même temps qu'elle tire sa première latte depuis trois mois. Et dans sa tête, Guillaume devenir tout petit et elle très grande, elle prendre la forme de la Tour Eiffel, ses sourcils ferrailleux froncés et planter l'un de ses énormes pied sur la petitesse de cet individu prétendu homme qui n'a pas su assumé la situation, qui lui a envoyé un pauvre SMS après qu'elle ait tout plaqué pour lui, elle la Dame de fer s'abattre sur la pauvre cathédrale déjà martyrisée par les flammes, l'histoire et les éléments et d'hurler "tu as de la chance que je ne sois pas anglaise !" en référence au procès et à la condamnation au bûcher de Jeanne, la célèbre Jeanne dont Rouen se vante d'avoir été l'élément de décor principal.
Se retournant, elle aperçoit son reflet dans la vitre du tabac. Une femme triste mais digne. En tout cas, c'est ce qu'elle espère voir malgré ses yeux bouffis, rouges et humides. On aura qu'à dire que c'est le froid mordant de la Normandie qui crée ça. Et zut, elle qui commençait à aimer cette ville.
Derrière le reflet, la une d'un journal local. Elle n'est pas très journal. Guillaume non plus. Aussi cliché que réel, elle ne lisait que le Parisien (lecture préféré de son père après tout, et donc forcément sa référence ultime concernant la presse journalistique alors qu'elle ne pouvait que se contenter des titres n'ayant jamais payé un abonnement). Arrivée à Rouen, le Parisien a cessé d'être sa référence, même si elle continuait d'y jeter un coup d'œil comme un rappel de son ancienne vie, être parisienne ça rend fière et se détacher totalement de ses chaînes n'est pas chose aisée en vérité et elle n'a jamais cherché à savoir quel était l'équivalent du Parisien pour les rouennais. Est-ce à cause du mépris ou parce que sa vie prenait un autre tournant dans lequel les journaux locaux n'avaient plus leur place ? Guillaume n'aimait pas la presse, avait elle tout bonnement calqué son habitude sur la sienne ? Le je formant alors un nous ? Souvent après une rupture on découvre peu à peu qu'on était plus tout à fait nous-même, réalise-t-elle en tirant avec puissance sur sa quatrième latte. Mais est-ce parce qu'on se confond dans l'autre dans l'espoir de former un nous, elle prenant de lui et lui d'elle, ou est-ce le début d'une relation toxique ? Qu'est-ce qu'il a pris d'elle si ce n'est son coeur ? Et de lui broyer de sa main usée par les travaux manuels, durcie par l'effort quotidien, et de le relâcher, regarder les miettes tombaient à leurs pied et de conclure "pas très résistante".
C'est lui le premier à avoir dit je t'aime. Alors qu'ils ne se fréquentaient pas depuis très longtemps. Et elle d'avoir d'abord hésité au bord du précipice, puis finalement d'avoir cru à ses paroles, cru à l'amour fou et d'avoir sauté les deux pieds joints dedans. Quelle idiote... Avait-il seulement cru à ce qu'il disait ? Ou cela faisait il parti du plan de séduction ? Avec le recul, il est probable que la solution deux soit la plus cohérente. Qui aime en aussi peu de temps ? Elle, en revanche, c'était vrai. Elle avait eu un coup de foudre, un éclair dans tout le corps quand ses yeux avaient croisé les siens. En 24 ans, elle n'avait jamais vécu quelque chose d'aussi fort, d'aussi intense. Alors naïvement, elle avait cru que l'autre partageait les mêmes sentiments. Alors qu'en réalité il se nourrissait de ce qu'elle disait pour parfaire sa parade nuptiale. Et une fois conclu, il ne reste plus rien. La parade est une illusion qui ne dure pas. L'amour aussi alors ? Si les hommes jouent les caméléons avec les sentiments féminins pour parfaire cette illusion, alors rien n'est jamais vrai ?
Roulant la fin de sa cigarette entre ses doigts pour en faire sortir le surplus de tabac et la jeter à la poubelle en toute sécurité, elle se sent nulle. Humiliée. Naïve. Trahie. Des sentiments qui font partis du processus, ne cesse-t-elle de se gronder. Mais elle espère toutefois en garder un souvenir net et précis histoire de ne pas retomber dans le panneau la prochaine fois. Ca aussi ça fait parti de sa naïveté.
Son regard n'avait pas quitté la vitre tout le long de sa réflexion. Ce qui l'horrifie quand elle en prend conscience. On doit la prendre pour une sacré psychopathe si quelqu'un la regarde à travers. Parce que si elle voit mal de l'extérieur, à l'intérieur on la perçoit très bien. Serait-ce une réalité métaphorique ? Hum, pas vraiment. C'est même plutôt l'inverse. De l'extérieur on perçoit mieux que de l'intérieur. Par exemple, elle n'a pas vu que Guillaume paradait. Pourtant, de l'extérieur elle s'en serait rendue compte tout de suite. Détournant le regard pour cesser d'être la fille louche alors qu'elle se veut résignée et solide, elle aperçoit en tout petit, dans le sommaire présenté par le journal local, un article qui l'interpelle. Se rapprochant jusqu'à coller son nez à la vitre (décidemment, elle sera définitivement la fille bizarre et au diable ce que les gens du bar peuvent bien en penser après tout c'est eux qui devraient se demander ce qu'ils foutent là. Oups, encore un mépris purement parisien que de voir les provinciaux toujours accoudés au bar-tabac faisant souvent office de PMU qu'ailleurs) elle lit en entier :
"Ces personnes âgées qui accueillent des gens en détresse".
Marrant comme concept. Elle a toujours eu un faible pour les idées sociales qui permettent d'aider tout le monde. Pour autant, elle n'en ferait pas autant. Mais en quoi consiste cet accueil d'ailleurs ? Un programme d'insertion pour les migrants ? Les SDF ? Les femmes battues ? Les mineurs non accompagnés ? D'un coup, il fallait qu'elle en sache plus. Plutôt que de recasser à l'infini son histoire terminée avec Guillaume, vite vite il lui fallait fixer ses pensées sur autre chose, urgemment. Et elle avait trouvé ! Cet article. Elle devait le lire. Elle DEVAIT le lire. Sa vie en dépendait, soudainement.
Et elle de nous plonger dans son histoire...
VOUS LISEZ
Je reviendrai
General FictionTerminé. C'est le seul mot de tout le texte que Athéna parvient à retenir. Il l'abandonne. Là. Dans cette ville qu'elle ne connait pas. Où elle ne connait personne. On l'avait prévenu pourtant. Alors maintenant quoi ? Une cigarette. Un regard sur un...