Chapitre 1

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          Dans la salle blanche et mortuaire , je me tiens au premier rang du milieu. Sur les autres rangées, il n'y a personne. Nous sommes seulement trois : mes parents et moi, face au maître de cérémonie et à ce qui semble être mon frère, Yaël. Mes mains se serrent sur celle de mes parents. Depuis que nous sommes entrés , nous ne nous sommes pas lâchés. Je ne compte briser encore un seul lien, depuis que le plus vital m'est été arraché.

Des larmes coulent mais ce ne sont pas de chagrin. C'est plutôt l'atmosphère étrangement calme mais sordide qui se dégage. Ce qui me noue le cœur, ce sont mes parents, violemment détachés de leur fils aîné.

Mon frère était souvent absent et malgré mes nombreux avertissements, il n'en a jamais tenu rigueur. Il avait la fougue, et ça l'a tué. J'observe le visage de Yaël sur le portrait, disposé à côté du cercueil. Cet air niais, rieur mais si naïf, il nous l'ont prit. 

La perte d'un proche nous disloque d'une partie du corps, ça peut être un bras, une jambe, mais lorsque cette personne était votre tout, on perd dès lors la moitié de notre corps. Et on nous dit par la suite de vivre sans, je vais devoir ramper encore longtemps. Je réalise alors que je vais devoir continuer seule, sans les épaules rassurantes, invulnérables de mon frère, qui me paraissaient alors infranchissables.

Mon frère était un fanatique de moto et la sensation de liberté qu'il pouvait éprouver dans ses courses les plus folles, il me l'a transmise. Très jeune, il me fit faire des courses. Ca a commencé à 6 ans, sur une mini moto. Sur les vidéos tirés du caméscope de ma mère, je tirais la gueule lorsque je peinais à avancer avec ma mini bécane, tandis que Yaël montait sur la moto d'un ami alors qu'il n'avait pas encore l'âge d'en conduire une. Lorsqu'elle grondait devant moi, mon frère avait le sourire aux lèvres. Et je le voyais s'éloigner avec ses amis les plus mordus de sensation. Mais je voyais bien que je le rendais fier et quelque part, ça lui assurait une image de grand frère protecteur. Ca, les petites sœurs pour les jeunes de banlieues, c'était précieux et respecté. Nous avions six ans d'écart et notre différence n'a fait que nous  renforcer, nous créer une force. Il m'a apprit la persévérance et la détermination. Je n'ai pas attendu longtemps pour le rejoindre réellement sur la route.

Vers l'âge de 10 ans je pus enfin monter sur sa Suzuki bleue indigo, son tout premier bébé. Un ami aussi fou que lui des deux roues lui en avait déniché une à bas prix. Les parents n'étaient pas confiants sur cette moto d'occasion. Mais c'était le fruit de toutes ses économies, jusqu'à l'anniversaire de ses seize ans. Bien - sûr à mon petit âge, la moto me paraissaient être un monstre, mais un monstre gentil. Lors des virées sur les longues routes de campagnes séparant Paris et les coins reculés, je sentais la vitesse et la liberté. Ma longue tignasse d'enfant claquait derrière moi et je m'agrippais fort à Yaël, tellement fort que ça pouvait le gêner.

- moins fort, tu m'étouffes ! me criait-il sous son casque.

- j'ai peur de tomber.

- tu ne vas pas tomber, accroche toi à l'arrière, il y a des poignets.

Et je continuais toujours a le tenir, beaucoup plus rassurée sur son dos. Sur les départementales, nous étions invincibles. A tout moment je sentais la moto se détacher de tout poids, tout appui, jusqu'à prendre de l'élan et s'envoler. Et ce temps paraissait éternel.

Souvent, Yaël participait à des courses clandestines. Je n'avais qu'un désir, le voir. Mais mes parents devenaient fous devant l'inconscience de leur fils et faisaient tout leur possible pour que je ne prenne le même chemin que lui. Mon frère s'appuyait sur sa majorité pour persuader mes parents qu'il était assez grand et responsable pour assumer ses courses. Il avait la moto dans le sang , et ce n'est ni eux ni moi qui pourraient l'en empêcher.

Mes parents ont réfuté l'idée de disposer des images rappelant sa passion qui lui a été fatal à la cérémonie.

Personne n'est venu pour Yaël. Après l'accident, ces salops de soi-disant "frères" ne se sont jamais pointé et ont disparu. Les frères d'alliance sont forts pour parvenir a leurs désirs les plus fous, jusqu'à la violence, les coups, puis suffit le dérapage et il n'y a pas plus d'alliance. ils se déchirent, se crachent dessus, fuient, se battent, meurent. Et c'est tombé sur lui. Si je les recroise...

Une silhouette franchit la porte. Lara entre, je suis tout d'un coup rassurée, mes yeux brillent lors de son entrée. Elle s'approche, je la saisis brusquement et l'étreint de toutes mes forces

- merci lui ai-je soufflé.

Lara se retire puis s'éloigne vers les bancs voisins.
Je lui attrape le bras.

- reste !

Nous nous asseyons et nos mains s'entrecroisent. Le maître de cérémonie s'écarte pour se dissimuler derrière un paravent, et nous nous recueillons. J'ai l'impression qu'à tout moment, Yaël pourrait sortir d'une porte et crier : "Je suis là , vous inquiétez pas ! j'ai pas arrêté de rouler !" En effet tu ne t'ai pas arrêté ce soir-là. Une partie de moi s'est dissipé pour toujours.
Combien de temps devrais- je ramper ?

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