Chapitre 1

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Décembre 1859, quelque part dans le comté de Yorkshire, dans la campagne anglaise.

Le carrosse tremblait sur la route cahoteuse, heurtant un rocher au beau milieu du chemin.

Les dix passagers entassés à l'arrière, sursautèrent en cœur. Le cochet donna un coup de fouets aux chevaux qui repartirent de plus belle.

La chaleur humaine à l'intérieur du carrosse rendait l'atmosphère suffocante. 

Un ronflement assourdissant s'élevait du coin gauche de la charrette, un homme corpulent, qui semblait avoir bu avant de monter à bord, dormait bruyamment, sa tête basculant à chaque cahotement.

Peter Hawkins, l'un des passagers, se sentait particulièrement inconfortable dans cette position depuis plusieurs heures déjà. Ses membres étaient endoloris, ne pouvant à peine bouger par le manque de place. Peter se demandait encore combien de temps ils allaient rouler.

Lui et les autres passagers étaient tous là pour la même raison. De pauvres paysans fuyant la pauvreté et la campagne austère du comté de Somerset pour travailler comme domestique dans le domaine de la célèbre famille Harrington.

Suite au récent décès de William Harrington, sixième duc d'AshFord, son fils unique, le marquis Andrew Harrington, était revenu de la guerre de Crimée dans laquelle il combattait en tant que lieutenant, pour reprendre les affaires de la famille.

Le domaine d'Ashford était laissé à l'abandon depuis plusieurs années par les Harrington, mais depuis le retour du marquis, énormément de travaux ont été entrepris et de nombreux domestiques ont été appelé à travers toute la campagne du nord de l'Angleterre.

Travailler dans ce domaine représentait une chance inespérée pour le jeune garçon.

Peter menait une vie ordinaire d'un enfant de la campagne, il passait le plus clair de son temps à travailler dans les champs lorsqu'il ne participait pas à la vie de l'église du village ou aux courses de chevaux. Peter était enfant de chœur depuis qu'il était en âge de marcher. Chaque dimanche, il revêtait sa soutane et assistait le révérend John Cartwright qui représentait à ses yeux la seule figure de moralité. Peter percevait les adultes de ce monde comme des êtres immoraux, obsédés par les biens matériaux et les plaisirs épicuriens, et plus particulièrement, les nobles.

Ses parents étaient décédés quelques mois auparavant de la tuberculose, le laissant pour orphelin.

Il habita quelques temps chez sa tante Agnes, dont le mari, décédé pendant la guerre, l'avait laissée dans la pauvreté avec leurs sept enfants.

Lorsqu'Agnes vit l'intendant du domaine d'AshFord appeler à des domestiques sur la place publique du village, elle vit l'occasion inespérée d'offrir un avenir meilleur à son jeune neveu.

Peter était anxieux et excité à la fois de quitter sa campagne austère pour travailler dans le domaine d'un noble, fils de Duc, jamais il n'aurait imaginé approcher une personne d'un tel statut.

Les gens de la campagne partageaient énormément de préjugés à propos des nobles et le marquis Andrew Harrington était celui qui faisait jaser le plus de langues.

Pratiquement tous les passagers du carrosse s'étaient endormis, à l'exception des deux voisins de Peter qui s'échangeaient des messes basses. Peter ne dormait pas non plus, mais il resta immobile, les yeux clos, intrigué par la conversation des deux hommes.

-Tu as entendu parler du maître ? demanda l'un des hommes, sa voix tremblante.

-Le marquis Andrew Harrington ? Bien sûr que oui, répondit l'autre. On raconte qu'il est revenu changé de la guerre. Un homme différent... comme s'il avait laissé son âme là-bas.

Peter se crispa, faisant de son mieux pour ne pas bouger. Il lui était impossible pour lui d'envisager qu'un homme puisse s'adonner à de telles perversités, même pour un noble.

-Ils disent qu'il menait une vie de débauché dans les villes, errant de bordels en bordels avec des amis corrompus. La moitié de Londres aurait visité son lit, femmes comme hommes, un vrai libertin, poursuivit le premier homme, l'ombre d'un sourire étirant ses lèvres. Est-ce vraiment étonnant venant d'un homme friand des lectures comme celles du Marquis de Sade ou d'autres écrivains dépravés ?

Peter entendit l'autre homme étouffer un cri de dégout.

-C'est pour ça que son père l'a envoyé en Crimée, pour redorer le blason de la famille. Mais le problème, c'est ce qu'il est devenu en revenant... On parle de choses horribles, tu sais. Des cris qui résonnent dans le manoir, des domestiques qui disparaissent sans laisser de trace.

Le deuxième homme baissa la voix, comme si même dans le carrosse, le simple fait de parler de tout cela pouvait attirer le malheur.

Un frisson d'angoisse traversa le corps frêle de Peter, il n'avait pas pour habitude d'écouter les ragots mais l'idée que de telles rumeurs soient propagés sur le Maître des lieux où il se rendait, le terrifiait malgré lui. Le carrosse ralentit soudain, arrachant Peter à ses pensées.

À travers la petite fenêtre embuée, une silhouette sinistre se dessinait dans le brouillard, le domaine d'Ashford. Le manoir semblait surgir des ténèbres, à travers la brume épaisse. 

De grandes tours gothiques perçaient le ciel sombre, les lumières qui brillaient à l'intérieur des fenêtres formaient des ombres inquiétantes sur les murs de pierre. Les yeux de Peter s'écarquillèrent, il n'avait jamais vu de demeure aussi grande de toute sa vie, il n'avait même pas imaginé que cela était possible. Qui aurait besoin d'avoir une résidence si grande ? Pensa-t-il.

La route menant au domaine était bordée d'arbres défeuillés dont les branches semblaient tendues tel des griffes crochues vers les passagers du carrosse. 

Peter sentit son souffle se couper alors qu'ils s'approchaient de l'imposante grille en fer forgé qui marquait l'entrée du domaine. Derrière, tout semblait silencieux, comme si l'endroit retenait son souffle, attendant leur arrivée.

Le cœur de Peter battait à tout rompre dans sa poitrine. Il jeta un dernier coup d'œil au manoir à travers la vitre brumeuse. Ce n'était pas seulement la fatigue ou l'appréhension qui pesaient sur lui. C'était la peur, la vraie, celle qui s'installait au fond de ses entrailles. Une peur sourde et persistante qui ne disparaissait pas, malgré tous ses efforts pour l'ignorer.

L'amant du Marquis Où les histoires vivent. Découvrez maintenant