Il faut que je te porte

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Dans son carnet de croquis (1930-1935), le peintre et graveur norvégien Edvard Munch a noté : « Nous ne mourons pas, c'est le monde qui nous quitte. »
Quelques années après, le poète roumain Paul Celan a écrit, dans un poème intitulé "Grande voûte incandescente" (Renverse de souffle, 1965) : « Le monde est parti, il faut que je te porte. » Un vers qui a le plus mordu sur mes idées, dont je porte profondément l'aiguillon.

On n'a jamais eu le temps d'aller jusqu'au bout de l'autre.

Le monde est un être unique qui console de tout, qui l'emporte sur tout, de qui on voudrait être deviné sans rien dire. C'est à ce moment-là qu'on sent naître quelque chose et qu'on tremble de s'en apercevoir. Ce n'est pas de constater qu'on a été dévoué, c'est de savoir jusqu'à quel point on l'a été.

Le langage à l'origine fut sans doute ton silence, ou ce qui subsiste de musical dans ton rire. Presque tous les liens qu'on noue contiennent une part d'illusion ; l'illusion disparaît et les liens ont peine à se survivre à eux-mêmes. Si tu meurs, je meurs aussi. On se sauve mutuellement, la même étreinte nous serre dans l'unité sacrée, nous réconforte.

Tu ne nies que pour affirmer autre chose ; tu ne défais que pour refaire ; quand tu effaces, c'est pour écrire.

N'est-il pas vrai que j'éprouve, lorsque tu ne m'abandonnes pas, le sentiment vrai de la réalité, de la présence des choses ? Tu es facile à toutes les émotions, incapable d'admettre une limite à un sentiment quelconque, et pour apaiser les nuages, tu cesses d'être en opposition avec le soleil.

« Je te porte » parce que je te conçois comme nécessaire, comme l'explication de ce que je suis ; parce que je porte dans mes yeux, sur mes lèvres, dans mon attitude, dans ma mémoire, le caractère suprême de ta délicatesse. 
Le monde ancien, suffoqué dans la poussière de la lutte, nous quitte ; je t'offre un monde nouveau qui s'épanouit sur l'océan paisible d'une création nouvelle. Ta main m'emporte jusqu'au ras du ciel. Il n'y a plus un moment où l'on ait besoin d'une intervention du dehors pour expliquer l'absence du monde. Impossible est le monde sans l'autre, impossible, quand bien même les faits sembleraient nous inviter à croire que cela est certain.

« Je suis » parce que « tu es », on s'affranchira ensemble des conditions de temps et de lieu dont on semble dépendre.  Comment en serait-il autrement ? Ton nom n'a jamais dit qu'une seule chose : encore ai-je plutôt cherché à la dire que je ne l'ai dite véritablement. C'est le don, l'hospitalité, la fidélité, le sacrifice, la grâce, l'absence, l'éloignement, la loyauté ; quelque chose de subtil, de très éthéré et de presque aérien, qui fuit quand on s'en approche, mais qu'on ne peut couver des yeux, même de loin, sans devenir incapable de s'attacher à quoi que ce soit d'autre. Le monde est le sentiment d'une coïncidence entre l'acte par lequel mon cœur te connaît parfaitement et le mouvement unique là où je t'avais vue d'abord.

À quel indice reconnaissons-nous que quelque chose est une fin ? À quoi se reconnaît une fin ? Qu'est-ce que porter l'autre ? L'autre est la réalité là où il n'y a rien, une consolation, une joie qui tient tout entière, à tout instant, dans ce qu'elle donne. L'autre nous complète. Il n'y a, pour le connaître, qu'à aller le découvrir par un désir non interrompu. L'autre est inné, antérieur à l'expérience sensible du vécu, mêlé à toute véritable connaissance.
Tu existes par cela seul que tu es maintenant, tu as été tout à l'heure et tu as toujours été, ce que tu ne peux ni commencer ni finir ; je te porte comme quelque chose qui n'est plus, comme le futur de quelque chose qui n'est pas encore. Tu remplis tout, sans être plus dans un endroit que dans un autre.  Tu as toujours été plus ou moins sous la forme du souffle ; le souffle du vent, tout ce que j'ai été, tout ce qui est et tout ce qui sera.

Ton âme, tout entière, est pleine d'épanchements énigmatiques, et il n'appartient pas au premier venu de la comprendre.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 14 ⏰

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Le jour où tu mordras la poussière Où les histoires vivent. Découvrez maintenant