Prologue - Le baveux [FR]

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Ce matin-là, la majerize était, comme tout autre jour de l'année, en effervescence. Mules chargées et marchands crieurs coulaient dans la galerie mercière ; des cuisines montaient l'odeur d'oignons frits au beurre rance et les ordres prompts des commis ; les femmes tiraient du puits des jarres d'eau fraîche ; et du soleil brûlant descendait déjà la chaleur fiévreuse.

Dans un vestibule mal éclairé, le laquais Joste achevait de gominer au miroir ses fins cheveux de paille, lorsqu'il fut piqué par une voix plaintive dans la cour ; puis, intrigué par des pas précipités dans l'escalier ; et bousculé par la porte qu'on ouvrit avec fracas. Il sursauta, ébouriffant la tignasse qu'il s'appliquait à dompter pour cacher sa calvitie naissante. Un soudard borgne considéra le petit homme surpris, et sembla le reconnaître.

— Le baron est là-dedans ? dit-il en désignant la porte du menton.

Trois gros bonhommes à bout de souffle tenaient par l'épaule deux types moins grands qu'eux. Un quatrième portait sur son dos un gosse en loques au visage voilé. Les yeux de Joste brillèrent un peu sous les sourcils, et il tenta un moment de trouver une faille dans cet homme plus homme que lui, les manières en moins. Mais il ne fit que baisser le front pour acquiescer.

L'homme à l'œil gauche balafré frappa trois coups à la porte, et poussa un « Monseigneur » rauque. On entendit un grognement étouffé dans la pièce d'à côté, couvert d'une voix qui clama :

— Le baron ne souhaite recevoir en cette matinée.

— C'est matière urgente, insista le borgne qui avait reconnu la voix de Mastrabe, dévoué bras droit du baron.

Mastrabe avait sans doute lui aussi identifié son interlocuteur à sa voix grasse et grave comme nulle autre : Raghe, à qui le baron aurait confié sa vie sans y penser deux fois. Mais ce jour-là, même un tel titre, à lui seul, n'allait pas suffire à faire ouvrir la porte.

— N'est urgente que l'affaire qui aidera à retrouver le prince Saliddi.

— Il se trouve que je le porte à ce moment sur mon dos, messire.

Joste fronça le sourcil. Il y eut un bref silence. On se mouva derrière la porte et le loquet cliqueta deux fois. Raghe confia l'enfant voilé à un de ses hommes et leur fit signe d'attendre. Il pénétra seul dans l'étude.

C'était la pièce préférée du baron Farse, où il était plus probable de le trouver à toute heure de la journée, car il aimait s'y enfermer. « Monseigneur est dans son bureau », ainsi résonnait souvent la voix de Joste dans les grands couloirs de la majerize. Un vaste bureau qui devenait fumoir, ou clos à beuverie, ou bordel, au gré des envies et des caprices de son principal occupant.

L'éternelle odeur de tabac et de fruits secs prit aussitôt le nez de Raghe. Il balaya la pièce du regard, et rien ne sortait de l'ordinaire ; les contrats froissés s'empilaient toujours sur les crédences ; le bureau se noyait sous la paperasse tachée de café ; samovars et narguilés trônaient près des couchettes ; et quelques belles bouteilles s'alignaient fièrement sur la plus belle étagère. Raghe se demandait toujours comment le baron menait sa majerize dans un tel désordre, car l'étalage de distractions et de luxure annihilait, au moins pour lui, toute possibilité de réflexion sérieuse. Sur l'écritoire, l'encre avait séché dans son pot.

Mastrabe se tenait près de la fenêtre et veillait dehors à tout événement suspect. Majha, la nouvelle femme du baron, dormait sur un divan, ne laissant voir d'elle qu'une cuisse rose dépassant d'un drap. Elle était de vingt-sept années sa cadette.

La joue grasse et mal rasée, le teint bistre, le front plissé d'anxiété, Monseigneur le baron Farse ruminait de larmoyantes pensées. Il se trouvait affalé, une topette de vin aux épices en main, sur un pupitre jonché de jouets en bois et de feuilles gribouillées d'une écriture maladroite.

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