Tomber

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J'ai toujours aimé les compétitions. La fébrilité de l'ambiance. Le bruit des bombes de laque. Les paillettes que mettaient certaines dans leurs cheveux. Le sourire rassurant de ma coach. La musique à fond rythmant les changements d'agrès.

J'ai toujours aimé cela. J'ai toujours aimé cela. J'ai toujours aimé cela.

Du moins, je tente de m'en convaincre, tenant du bout des doigts le papier avec mon numéro de dossard devant les juges. Je crois le regard de l'une d'entres elles. J'ai peur. Elle hoche la tête pour m'autoriser à commencer ma prestation. Le papier m'échappe. Je me précipite aussitôt, Naëlle, ma coach, me fait signe que : "non, laisse moi faire". J'opine du chef, tentant de dissimuler mon appréhension. En vain.

Je m'avance lentement vers la poutre et pose les mains dessus. Ma respiration est forte, trop forte. Naëlle me dirait de me clamer et de faire le vide mais ça m'est tout bonnement impossible actuellement. J'entends quelqu'un crier mon nom. Je ne sais pas qui c'est, je ne veux même pas savoir. C'est comme si l'entièreté des personnes autour de moi n'était que la faible bande-son d'un film de mauvaise qualité.

Je jette un regard à gauche, à droite, inquiète. Le juge réitère son hochement de tête. Ah oui. Je dois monter sur la poutre. Mes mains s'efforcent de prendre appui. Penser aux jolies pointes de pieds. Je passe ma jambe par dessus la poutre. Les jambes tendues. Je plie mes membres inférieurs afin de me hisser sur ce l'engin gymnique. Je suis debout. Enfin. Déjà.
Mes yeux se closent brièvement.

- T'es deuxième de la province, tu vas tout déchirer à la nationale, Daniela ! me lance Enie.
Je lui sourie le plus sincèrement du monde. Oui, je suis confiante. Oui, je vais y arriver. Oui, je sais que je peux le faire. J'ai déjà affronté les regards des juges et des spectateurs bien trop de fois pour échouer ici.

Un pas. Un second. Ma posture est parfaite. Je lance ma jambe sur le rectangle de dix centimètre de large. Je tremble toujours. Qu'importe. Je ne le pense pas vraiment.
Souplesse avant. Demi-tour. Petit saut. Roue. Un bref regard jeté au vide en-dessous de moi. Le stress monte. J'ai peur.

L'étreinte de ma coach m'étouffe. Elle a un don pour ça. Elle a le sourire aux lèvres. Ça tombe bien, moi aussi. L'échauffement s'est merveilleusement déroulé. J'ai passé mes deux premiers agrès sans encombre et le troisième avec un regard appréciateur du jury. Mon passage à la poutre ne fera que couronner le tout.

Pirouette. Concentration. Surtout, ne rien lâcher. Ratterir au centre de la poutre. Une goutte de sueur perle sur mon front. Mes oreilles bourdonnent. Ma vue se brouille. Inspirer. Eexpirer. Inspirer. Expirer. Insp...

Je lance un grand sourire aux juges en les saluant puis m'installe sur l'engin gymnique. Mes mouvements sont fluides et souples. J'enchaine les figures parfaitement. J'ai l'impression que cette poutre est devenue mon univers, un univers où j'ai tous les droits.

C'est là. Le moment crucial. Le flic.

J'inspire. J'expire. Je suis prête. Je me lance. Mes mains prennent appui sur la poutre. Tout se passe très vite. Je ratteris à côté. Je glisse. Je tombe. Mon univers si parfaitement construit s'effondre en un clin d'oeil. Ne reste plus que la douleur.

Je tends les bras. Je veux le faire. Pourtant, je ne peux le faire. Je suis coincée. J'implose. Toutes mes barrières craquent, laissant cours à mon angoisse. Je n'ai plus qu'un seul souhait : que tout s'arrête. S'il vous plait. Que tout s'arrête. Maintenant.

Une douleur aigue irradie tout mon être. Impossible. C'est impossible. Je ne pouvais pas tomber. Je n'en avais pas le droit !

Ma vision se rétablit. Je vois ma coach. Mes joues sont humides. Elle me dit dit aller, peu importent les conséquences. Je plonge mon regard dans le sien.

Non.

Je descends de la poutre.

Non.

Je salue.

Non.

J'éclate en sanglots.

Je suis infiniment désolée.

Mais je ne peux pas.

HUMANOù les histoires vivent. Découvrez maintenant