Chapitre 1

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Mégane se lécha les doigts. Le sucre glace qui s'y était déposé était tout bonnement divin pour son palais. Les sucreries étaient son talon d'Achille et Gérard le savait bien. Elle n'était pas particulièrement douée ou passionnée par l'élaboration des cupcakes, mais elle les mangeait avec un tel engouement qu'il était difficile de résister à la regarder. Gérard se plaisait à lui donner des cours particuliers, quand venait la préparation des glaçages, il se régalait de la voir, les doigts englués de pâte d'amande et le sourire barbouillé de sucre. Il avait envie d'y passer sa langue et de l'engloutir comme un cupcake. Mégane avait la peau douce, il avait effleuré sa joue un jour pour en retirer une goutte de chocolat, la meilleure goutte de chocolat qu'il avait pris en bouche. Avec ses regards malicieux, qui l'excusaient de toutes gaffes, Mégane savait s'y prendre avec Gérard. Et puis, elle l'aimait bien. Il était plus âgé qu'elle, la barbe légèrement grisonnante, des plis aux coins des yeux qui lui donnaient des airs de biscuits chinois.

 — Alors ?

— Alors tu vas vraiment l'appeler Gérard ? Comme le Gérard avec qui on a fait deux cours de cuisine ?

— Oui, il était pas mal.

— Pas mal oui, et toutes ces métaphores de gâteaux tu penses pas que ça fait un peu beaucoup ?

— Tu vas juste me faire des critiques ? Je demande, piquée.

Margaux boit une gorgée de son café crème en me souriant

— C'est juste que je t'y sens pas. Tu m'as lu des textes bien plus entraînants, là je trouve ça ringard. Comme si tu t'efforçais à pétrir la même pâte en la frappant des deux poings, ajoute-t-elle.

— Très drôle.

Je referme mon carnet, le moral à vide. Ce ne sera pas l'histoire de Mégane et Gérard qui me sortira de mon brouillard littéraire. Je ne suis capable de rien je crois. À part écrire des contes pour enfants qui connaissent un succès certain, mais ce n'est pas mon rêve ça.

— Et ton histoire avec Léontine c'en est où ?

— Rah m'en parles pas.

Je m'affale sur la table en râlant. Ma sœur à le don de me ramener à des réalités amères. Elle secoue ses poignets, agitant les multiples bracelets enroulés autour, pour me saisir le bras.

— Ça marche bien. Valentin l'adore tu le sais !

— Je vais pas continuer à écrire les aventures d'une chèvre en colonie de vacances pour un gamin de sept ans qui aura bientôt passer l'âge de s'y intéresser.

— Un gamin ?

Je lève les yeux sur son sourcil arqué. Quand elle me fait son air de flamand rose, malgré l'appellation, ce n'est pas très rose.

— Mon neveux préféré.

— Je préfère.

— Oui, enfin, dans quelques années il s'intéressera à autre chose et les romances érotiques de sa tata seront ses livres de table de chevet, je lui glisse avec un sourire.

Margaux me tape le bras en plissant le nez. Elle descend ce qu'il reste de son café en une gorgée.

— Je veux même pas y penser, dit-elle en secouant la tête.

— Tu t'en vas ?

Elle est en train d'enfiler sa veste en cuir, son téléphone dans la main, les sourcils froncés tandis qu'elle scanne son écran.

— Oui, à moins que t'ai un autre projet à me partager, je dois récupérer un certain fan de «Léontine à la Bécède».

Je roule des yeux.

— Laisse, j'attends un gars de toute façon.

Margaux s'interrompt une seconde pour me jeter un air consterné. C'est comme un seau d'eau. Est-ce que je lui dis maintenant qu'avec ses manies et ses encouragements quotidien  selle ressemble de plus en plus à maman ? Je risquerai de lui creuser des rides avant l'heure.

— Tu perds vraiment pas une seconde.

Je hausse les épaules en m'enfonçant un peu plus sur le dossier de la chaise.

— Que veux tu, tout est bon à prendre pour que l'inspiration revienne.

Elle s'apprête à m'assaillir d'une réplique mainte fois utilisée comme «concentre-toi sur ce que tu fais déjà» ou encore «c'est pas des coucheries qui t'inspireront pour Léontine», mais je pense qu'elle a compris qu'aujourd'hui, Léontine j'en avais rien à foutre. Désolée à mon neveu préféré, tata change de registre.

— Protège-toi. Je t'aime, me lâche Margaux avant de s'envoler.

J'avais pas pensé à une réponse de ce genre, mais ça lui ressemble bien. Je pousse un soupire, glisse un regard sur mon carnet et l'ouvre pour relire le passage que je me réjouissais de partager avec Mar. Gérard n'aurait eu droit à sa fellation qu'au chapitre quatre, entre le four et le plan de travail, du temps que cuisent les macarons. Ça m'arrache un bref pincement au cœur de mettre une fois de plus une histoire de côté qui n'aura même pas connu ses premiers rayonnements. Margaux a raison, Gérard et Mégane, ça n'aurait pas marché. Je range mon carnet, guette la terrasse à la recherche de mon rendez-vous de dix heures. Un certain Léandre, vingt-deux ans, étudiant en écologie, profitant d'une année sabbatique pour explorer les coins reculés du monde et les coins moins reculés des femmes plus âgées que lui. Ça, il ne pourra pas le mettre dans son CV, mais ça lui fera toujours une expérience plaisante.

Un garçon planté sur près d'un mètre quatre-vingt-dix s'approche de ma table en m'adressant un sourire. Sur ses photos de profil, il ne portait pas ces horribles lunettes. Et sa coupe de cheveux ressemble à une brosse à dents, à cette distance, je crois même discerner un appareil dentaire. Est-ce qu'il correspond à un match que j'aurais effectué entre minuit et deux heures du matin après quelques verres de vin avec ma très chère sœur ? Je suis malheureusement sur le point de conclure qu'il s'agit d'une erreur quand le blondinet est bientôt trop près pour que je rêve à un autre gars.

— Cerise ? M'interroge-t-il gentiment en passant une main dans ses cheveux.

J'ai envie de secouer la tête, de prendre un accent italien en m'inventant une tout autre vie. C'est bien à ça que sert mon métier.

— Heu, oui, non... Non.

Je le regarde incertaine, une grimace sur le visage pour accompagner les gestes idiots et vagues qu'effectuent mes mains au-dessus de mon chocolat viennois.

— Si, insiste-t-il en riant cette fois, Cerise, vingt-huit ans, écrivaine, cheveux châtains courts, tâches de rousseurs, couleur préférée rouge, comme votre écharpe.

Ok je peux pas. Je sens que mes yeux gonflent comme un diodon (si vous ne savez pas ce que c'est je vous éclaire, c'est un petit poisson  avec des piques qui gonflent lorsqu'il se sent en danger. Me sentais-je en danger ? Presque.)

— Non, vous devez confondre, je m'appelle Venise.

— Venise ? S'amuse-t-il à répéter se méprenant sûrement sur la situation. Moi c'est Rome.

Je force un sourire, en cherchant du coin de l'œil un serveur pour me sortir de cette situation. Si seulement Margaux avait oublié un truc, n'importe quoi, et apparaissait miraculeusement dans mon champ de vision, ce serait divin. Pas que je crois en quelconque  divinité, mais là, je serais prête à essayer. L'étudiant en écologie à la tête de brosse à dents est sur le point de tirer la chaise pour s'asseoir. Je ne peux pas le laisser faire sans avoir tout tenté.

— Mi dispiace, non capisco. Adoro i cavalli, je m'excuse avec une assurance feinte.

Maintenant que j'y pense, j'aurais dû les prendre ces cours d'italien quand Margaux me bassinait avec. Ce ne sont pas les trois pauvres phrases que je connais et mon accent à torturer des poissons-scies (c'est sûrement le poissonnier dans la rue d'en face qui m'inspire autant de métaphores de l'océan) qui risquent d'embobiner qui que ce soit, mais avec de la chance, Jean-Sébastien-dont-je-me-fous-du-nom à présent comprendra que je n'ai rien à faire avec lui, même pour un simple rendez-vous n'engageant qu'un jus d'orange.

— Oh, parli Italiano ? Rebondit-il s'en se départir de son sourire.

Je perds le peu de foi que je venais hypothétiquement de placer en Dieu et frotte mon visage dans mes mains pour me défaire de ce cauchemar. Autant le rembarrer en toute honnêteté, après tout, si je le regarde bien en face (maintenant qu'il s'est assis l'audacieux) il a l'air correct, je suis sûre qu'il comprendra.

— Bon écoute Léandre, je vois bien que tu t'attendais à un rendez-vous, et je suis désolée, mais en réalité, je suis en mission.

— En mission ?

— Et oui, en mission, je répète en maudissant mon imagination de me pondre des idées aussi tordues. Pour le gouvernement Italien.

— T'as un accent en carton, et tu m'as dit que tu aimais les chevaux, répond-il avec le plus grand des sérieux.

Ce côté tenace le rend presque séduisant. D'ailleurs, à bien regarder sa bouche, il n'a pas d'appareil dentaire et ses canines sont très jolies. Je hoche la tête en intégrant ses propos, sans pouvoir prédire qu'elle est la prochaine connerie qui va franchir le seuil de mes lèvres.

— Sí, me encantan los caballos.

Clairement, je ne sais plus où me mettre. Des deux je suis la plus embarrassée alors que c'est lui qui est en train de se faire remballer d'une façon tout à fait pitoyable je le concède, et si je devais en écrire une histoire après, soyez sûr que j'inverserai les rôles. Ah elle est belle l'autrice de Léontine à la Bécède.

— Bon, c'est très sympa Cerise ce rendez-vous, je savais que tu serais aussi marrante que t'en avais l'air dans nos échanges, mais pas aussi lâche. T'es pas obligée de mentir, surtout si c'est pour le faire aussi mal, je comprendrais très bien si tu voulais partir ou quoi. Mais du coup, là c'est moi qui m'en vais, parce que j'ai pas envie de perdre mon temps. Profite-bien de ton chocolat chaud.

J'ai rien écouté de ce qu'il a dit parce que soudain, sa bouche a pris des incurvations très sensuelles, et son regard s'est teinté d'une intensité comme nulle autre. Je le voyais comme un poussin à son arrivée et soudain le poussin à des plumes. Léandre s'apprête à partir, comme il l'a dit et je réalise que c'est le troisième rendez-vous que je foire dans la semaine. Si y a un truc qui cloche à ce stade, ce n'est peut-être plus les gars en face de moi.

— Léandre, attend !Je m'exclame en me levant brusquement. Je sais pourquoi je t'ai matché ! Léandre, ça ressemble au nom de la chèvre de mes romans !

Il se retourne même pas et je me retrouve comme une idiote à la terrasse d'un café, la moitié de mon chocolat chaud renversé sur la table et une dizaine de paires d'yeux rivées dans ma direction. J'ai l'air cruche, mais je m'en fais pas. Mon regard dévie de la silhouette de Léandre qui s'en va à la caravane du poissonnier juste en face. J'ai envie de manger du merlan.


Monsieur est un chatOù les histoires vivent. Découvrez maintenant