Rien de plus fallacieux que l'antédiluvienne analogie du Recensement comme « photographie d'une société à un instant t » : le grain de la photo peut être flou, l'angle trompeur, le hors champ immense et essentiel. C'est accorder bien trop de crédit aux photographes. Le seul point d'intersection entre le Recensement et la photographie réside dans leur quête impossible : tenter de rendre compte, en le figeant, du changement perpétuel du monde. Mesurez la gageure : à la seconde même où le Recensement s'effectue, quelque part, quelqu'un naît, quelqu'un meurt qui vient instantanément le rendre caduc, avant même qu'il ne soit achevé, tout comme le mouvement qui précède le cliché et celui qui le suit en démentent l'illusoire fixité. Voué par essence à l'approximation, donc à l'échec, le Recensement est sempiternelle recherche d'un inaccessible absolu, et ses agents se lancent sur les routes avec toute la ferveur résignée des chevaliers du Graal.
Le Jour du Commencement est jour de fête : les badauds endimanchés se bousculent pour y assister. Tous les agents du Recensement, positionnés ensemble sur la ligne de départ, partent comme un seul homme au coup de pistolet tiré par l'huissier qui supervise l'évènement. On hurle des vivats, on déguste des barbes à papa, des bretzels et des crêpes sauce arc-en-ciel, on entonne des chansons un peu paillardes pour encourager les agents, on leur jette des confettis et on leur fait des crocs-en-jambe. Le Recensement n'ayant lieu qu'une fois par siècle, il importe de le célébrer comme il se doit.
Une fois dispersés sur les chemins, chacun à son errance solitaire, les agents prennent à bras le corps leur mission, selon un protocole très strict :
1) Sonner à la porte ou à la grille, si sonnette il y a.
2) S'annoncer à voix haute et claire comme agent du Recensement.
3) En l'absence de réponse, frapper trois coups à la porte ou à la grille. Le cas échéant, réitérer deux fois.
4) Renouveler l'expérience à toutes les fenêtres accessibles depuis le rez-de-chaussée.
5) Faire le tour de la maison si c'est possible, enjamber ou escalader la clôture du jardin puis réitérer à la porte et aux fenêtres arrière. Si l'une d'icelles est ouverte, entrer.
6) En cas d'appartement en copropriété, prévoir une échelle pour accès par le balcon ou la fenêtre à l'étage concerné, via la rue ou la cour intérieure.
7) Une fois entré, repérer et identifier le recensable.
8) Se présenter à voix haute et claire comme agent du Recensement, si l'étape 2) n'a pas eu de résultat concluant.
9) Éviter les projectiles éventuels.
10) Poser les questions requises et consigner par écrit les réponses éventuelles, ou leur absence.
11) Prendre congé et quitter le domicile par le moyen le plus commode.
L'hostilité fréquente des recensables est le premier obstacle, et non des moindres, à l'accomplissement de la mission. Pour des raisons souvent obscures qui leur sont propres, certains s'opposent avec vigueur à l'idée même d'être recensés et compliquent la tâche des agents par tous les expédients à leur disposition : jardins ou pas de porte piégés, clôtures électrifiées, tunnels souterrains permettant de fuir le domicile en urgence, canons à eau, tomates blettes, chausse-trappes, embuscades et crocs-en-jambe. Ce n'est fort heureusement pas le cas partout : d'autres se montrent plus réceptifs, simplement neutres, ou à l'inverse très accueillants, si bien qu'il arrive parfois qu'un agent ne ressorte du domicile qu'après un long et copieux repas, plusieurs semaines de beuverie, voire plusieurs années de mariage ou de concubinage.
D'innombrables autres embûches se dressent sur le chemin des agents, avant même bien souvent d'arriver face aux recensables : les adresses introuvables, les numéros bis, ter, quater et quinquies indiqués au cadastre mais inexistants sur le territoire, les abonnés absents, les boîtes aux lettres et boutons de sonnette sur lesquels figurent, en lieu et place du nom espéré, un smiley ou un doigt d'honneur, et il faut encore compter les chantiers, les terrains vagues, les marécages, les étangs, les forêts, les sangliers, les ours, les recensables qui habitaient à telle adresse mais ont entretemps déménagé pour se reloger dans leur voiture, dans un tronc d'arbre, un pneu, etc.
La question des animaux domestiques est également d'un abord délicat. Bon nombre de recensables possèdent des compagnons potentiellement dangereux, susceptibles d'échapper à leur contrôle. Il n'est ainsi pas rare de voir un agent remonter le boulevard au pas de course, un puma blanc ou un lion dans la force de l'âge sur les talons. Faudrait-il, d'ailleurs, recenser aussi les animaux de compagnie ? Depuis quelques regrettables incidents, la question est posée, car il serait bon que les agents sussent à quoi ils auront affaire derrière la porte à laquelle ils se présentent avec diligence. Établir une cartographie des animaux redoutables dans la population permettrait d'épargner des vies, mais il faudrait alors envisager un deuxième recensement, aussi lourd, complexe et coûteux à organiser que le premier, qu'il faudrait en outre confier à des agents spécialement recrutés et formés au maniement desdits bestiaux, auxquels il faudrait trouver moyen de poser les questions nécessaires.
Il y a bien entendu quelques réfractaires épidermiques au Recensement, qui le condamnent pour des raisons politiques, idéologiques ou spirituelles, et défendent l'accès à leur domicile de manière encore plus drastique que les simples recensables hostiles, allant quelquefois jusqu'à recevoir les agents avec le sourire pour ensuite les battre comme plâtre et les jeter dans le fossé le plus proche. Dans ces circonstances extrêmes, qui ne relèvent plus de la compétence de simples agents, on fait appel aux huissiers du Recensement qui sont leurs supérieurs hiérarchiques, seuls habilités à enfoncer les portes à coups de hache et à dompter les recensables récalcitrants jusqu'à les faire passer, de gré ou de force, au statut de recensés.
Il est notoirement difficile d'obtenir des statistiques à peu près fiables en raison de toutes les entraves qui viennent d'être évoquées, mais le plus gros problème du Recensement, à n'en pas douter, ce sont les morts. Éminemment facétieux, contrairement à leur réputation, ils aiment en effet à se faire passer pour des vivants : ils vous reçoivent dans un petit salon cossu, en pantoufles, parfois même en slip, ils vous servent une lampée d'essence de fenouil et font à vos questions toutes sortes de réponses saugrenues et invérifiables, comme des arracheurs de dents encore bien de ce monde. Ce n'est souvent que bien des semaines, voire des mois après, en effectuant un recoupement de routine aux archives municipales, que vous vous apercevez que vous avez été reçus par un mort. Les morts sont de grands menteurs.
Le Recensement est plus qu'une tâche ardue : c'est un sacerdoce. Certains agents, mis à trop rude épreuve par la charge sisyphéenne qui leur incombe, perdent la raison et s'évaporent dans la nature. On les retrouve parfois dans un pré ou sur une plage, acharnés à recenser les pâquerettes, les feuilles d'herbe ou les grains de sable, ou sur des places publiques, calepin à la main, à interroger assidûment des statues, des panneaux de signalisation ou leur propre reflet dans la vitrine d'un magasin. Ce n'est pas une vocation pour les êtres pusillanimes.
Le paradoxe ultime du Recensement est qu'il ne peut en définitive s'accomplir totalement sans inclure les agents eux-mêmes. Or, ces derniers sont en général aussi peu fiables que les recensables, voire aussi mythomanes que les morts, pour certains, car après tout, ils sont faits du même bois, ce ne sont que des humains, avec leurs propres fêlures et balafres à dissimuler. Il n'est pas jusqu'aux huissiers, pourtant réputés d'une autre trempe, qui ne soient infaillibles. Tel le serpent Ouroboros, le Recensement se mord la queue et s'enroule indéfiniment sur lui-même, à jamais inapte à résoudre sa propre énigme. Car, pour en finir une fois pour toutes avec lui, il faudrait obtenir une réponse ferme et sans ambiguïté à la question suivante : seriez-vous prêts à répondre honnêtement à vos propres questions ?
Image : Adolph Menzel, "Le Visiteur inattendu", 1844
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LE RECENSEMENT
Short StoryUne fois par siècle, le Recensement vient frapper aux portes des citoyens, mais c'est une affaire bien plus compliquée et dangereuse qu'on ne le croit...