Alice

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Souvent les gens, quand ils se rencontrent pour la première fois, se demandent : « Tu fais quoi dans la vie ? » Alice trouvait cette question vaste.

Pour elle, il y avait eu ce jour. C'était une fin d'après-midi en 2012. Elle avait 18 ans. Cette journée d'examens avait des allures interminables et il faisait chaud. Alice n'était probablement la seule à penser qu'il lui tardait d'en finir. Quand ce fut l'heure, elle s'empressa de rendre sa copie le cœur joyeux et fila retrouver Thomas. Il était venu à Toulouse pour l'occasion et elle espérait qu'il ne se soit pas perdu. C'était la première fois qu'il prenait le métro. Elle devrait le retrouver à l'arrêt Balma Gramont. Le brouhaha et les rires ambiants donnaient à la ville des allures estivales Alice souffla et esquissa un sourire. « C'est vrai : c'est la fin, c'était les dernières épreuves »
Quand elle descendit du métro, elle l'aperçut. Il était reconnaissable avec ses cheveux bouclés et sa chemise rose, qu'il assumait parfaitement. Un grand homme barbu et perdu au milieu de la foule le corps courbé par son sac à dos. Il avait le regard chercheur « Quel touriste » pensa-t-elle, amusée.
Thomas avait tout pour lui, à commencer par le fait que c'était l'ami de son meilleur ami. Elle l'avait déjà rencontré alors qu'elle n'était qu'une enfant, bien qu'elle n'eût aucun souvenir de cette époque, depuis elle n'avait cessé de le recroiser. Ces derniers mois avaient toutefois été singuliers puisqu'elle avait l'impression de le découvrir. Au cours de leurs échanges, Alice et Thomas s'étaient trouvés de nombreux points communs et poursuivaient même leur conversation par SMS jusque tard dans la nuit. Thomas était un garçon attentionné, doux, il sentait bon. Il avait les mots, écoutait du jazz et des yeux verts qui disaient « je te vois toute entière ».
Alice rêvassa et son cœur se mit à battre plus fort en s'approchant de Thomas et sans qu'elle ne l'ait vu venir il l'embrassa d'une bise volontairement glissante. Ses lèvres avaient un goût d'amour. Il souriait. Alice, surprise, devait ressembler à une gamine parce qu'elle regardait ses pieds en lui parlant. Ce jour-là Alice était en couple.

Les années qui suivirent, étaient passées sans qu'elle ne s'en soit vraiment rendue compte.
Alice avait quitté Toulouse pour rejoindre Thomas en Dordogne. C'est là-bas que Thomas était né. Elle troqua volontiers l'agitation de la ville pour la douceur des bois et les biches sauvages. La Dordogne c'était pour Alice de vastes étendues de forêts, des gens aux cœurs généreux, des vieux messieurs, de vielles dames, la terre de sa grand-mère et de son meilleur ami. Ça avait du charme. Là-bas, Alice y était devenue enseignante et lui artisan ébéniste et ils avaient fini par s'installer dans une maison. Une belle maison qu'ils avaient choisie pour y passer la vie. Cette maison, perdue au milieu des bois, avait une cour grandiose, de beaux volets bleus et un grand jardin. Alice et Thomas avaient eu un coup de cœur. Aux beaux jours, on pouvait entendre Thomas scier du bois dans l'atelier, et la radio vivre de son murmure. Ils avaient semé des fleurs, planté des arbres, creusé des marres, monté un potager. Ils pouvaient se targuer d'avoir bâti un coin de paradis aux allures autarciques. Alice et Thomas se préparaient à accueillir le réchauffement climatique dans une bulle de coton en s'imaginant sans peine leurs futurs enfants galoper dans ce jardin.
Leur histoire d'amour se nichait dans une étonnante banalité : leur routine, leur chien, les poules et le chat. Les pantoufles dans l'entrée, le bordel d'Alice qu'il supportait encore. Les musiques qu'ils écoutaient, ces films regardés sur un bout de table et les plateaux-télé, Thomas en polaire et chaussures de jardin, Alice en pyjama faisant pipi la porte ouverte, témoignaient inéluctablement de cette profonde intimité qui les avait liés au fil du temps. Ils avaient grandi. Alice connaissait par cœur Thomas et Thomas la connaissait par cœur.
Chaque journée d'Alice était rythmée de la même manière. Comme une musique, qui se nourrit du quotidien. Se lever le matin, s'embrasser. Aller au travail. Rentrer du travail, se demander « ça va ? ». Manger, regarder une série, dormir, ne plus faire l'amour. Alice se reposait sur Thomas et Thomas se reposait sur Alice. C'était devenu leur truc, leur pilier, leur habitude. Alice semblait heureuse.

L'année 2022 avait alors été particulièrement étrange pour Alice. Alice sortait, voyageait, dansait, buvait, riait. Alice, avait revu de vielles amies « ça faisait une éternité » avait-elle pensé. Elle avait même rencontré de nouvelles personnes. Alice s'était par la même occasion entichée de ces dernières. Sans l'avoir vraiment conscientisé elle avait eu la sensation ineffable de se retrouver. « Une pulsion de vie, un appel ». C'est vrai que ces dernières années avaient aussi entrainé dans leur sillon des morts, accentuant d'autant plus le besoin d'Alice de se sentir vivante. Thomas, qui n'était venu à aucun de ces enterrements, ne pouvait peut-être pas comprendre l'importance qu'attachait Alice à ces moments suspendus de la vie.
Elle avait peur de passer à côté du kairos, comme elle aimait à le dire. Ça faisait combien de temps qu'ils n'étaient pas partis en vacances ? Ça faisait combien de temps qu'ils n'étaient pas sortis tous les deux ?
Ces petits liens précieux qui s'illuminaient comme des lanternes dans le cœur d'Alice, elle les avait un peu oubliés à vrai dire. Alors, cette même année 2022 avait également était celle où Alice s'était surprise à rêver d'ailleurs. C'était grisant, vertigineux, puis effrayant et extrêmement bouleversant. « Qu'est- ce qui m'arrive ? » « Suis-je au bon endroit ? » Les sentiments diffus d'Alice étaient devenus anarchiques. Toutes ses pensées se mélangeaient. Des nœuds dans la tête et dans le ventre. Elle avait voulu bien faire en lui partageant tout ce qui la traversait, mais elle avait sûrement dû le faire de manière trop maladroite. Ses questionnements quant à ses désirs, et même leur relation étaient devenus la source d'une incompréhension et donc d'un conflit insoluble. On ne bouscule pas les relations, surtout les relations de 10 ans, sans que cela ne cause des tsunamis. Alice n'en avait pas pris la mesure.
Quand on vient secouer le calme, il y a des tempêtes. Ces tempêtes qui mettent dans le brouillard et qui amènent la pluie. Alice était naïve. La voix tremblante, avec ses petites mains et son cœur serré, elle avait tout balancé. Mais on ne balance pas des cœurs qui doutent. Parce que les cœurs qui doutent ça fait peur.
Puis Alice ne se rappelait plus vraiment de tous les détails parce que tout était allé si vite. Ils n'avaient plus dormi pendant des mois, les yeux mouillés dans leurs lits, leurs conversations violentes du matin jusqu'au soir, leur incapacité à savoir quoi faire de ces inexorables questions sans réponse, de la fatigue, beaucoup, de la peur aussi.

Puis un jour, Thomas ne se tenait plus là, plus dans ce jardin, plus dans cette maison. Il avait déplanté cent arbres, arraché des piquets, rembarqué son atelier. Dans sa colère, il avait enlevé les tours du potager.
Le chien était parti, avec lui. Thomas avait laissé à Alice dix ans d'amour dans des boîtes qu'il avait refusées d'emporter. Les mots, les photos, les présents. Il était parti comme il était venu dans sa vie.
Plus de mot. Le silence de la forêt et le bruit des abeilles un mois de Mai, Alice s'était tenue là. Tel Œdipe, elle se serait crevée les yeux, mais au lieu de ça, elle avait pleuré comme un bébé. Elle avait tremblé et il n'y avait personne. Ni famille, ni ami, ni voisin. Juste le silence et sa voix étouffée dans les feuilles. Il faisait beau. Ça sentait le printemps et l'angoisse.
Ce qu'elle voyait ce n'était pas une maison, mais une chimère. Alice, une femme de 28ans. Un corps. Des larmes. De la culpabilité. Du regret. Des maux. De l'amour. Un cœur qui bat. Ce qu'elle avait c'était du temps écoulé comme des grains de sable qu'elle tenait contre son ventre dans ses mains fragiles.

Plus tard Alice avait décidé d'ouvrir ses valises. Elle souffla sur des couches et des couches de poussières. Alice trouva dans ses souvenirs enfouis et ses journaux intimes une enfant, une petite fille, une jeune fille. Quand elle était petite, elle se souvenait par exemple qu'elle vivait dans des cabanes qu'elle avait construites avec des couvertures. Elle croyait que ses ancêtres vivaient dans les étoiles et que le soleil laissait place à la lune pour se reposer. Alice voulait être maitresse, chercheuse de fossiles, écrivaine, photographe. Elle était bavarde, joviale, confiante. Alice était créative. Rêveuse. Elle aimait lire, écrire, gribouiller, faire de la musique. En somme, Alice aimait la vie. En se rappelant ces moments, une vague de chaleur l'envahit entièrement. Bien avant d'aimer les hommes, bien avant d'aimer Thomas, elle avait été.


Elle.


Alice avait soufflé sur la poussière, rempli ses valises de ses précieuses nécessitées... Elle avait pris les 10 ans d'amour avec elle, avait rangé ses larmes dans les tiroirs. Puis, sur ses appuis fragilisés, des pansements à ses chevilles, elle avait sauté dans le train.


« - Je m'appelle Alice, ce que je fais dans la vie... »









©️ Oraliz-Alizée BERNARD

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