À un train d'ici

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Le réveil sonne. Il fait nuit, pourtant il fait chaud. La petite fenêtre qui mène sur la rue est entr'ouverte, une légère brise s'engouffre dans la pièce et agite sur la table les papiers que j'ai laissés là la veille.

J'essaye de lire l'heure et de bouger mais mon corps et mon matelas ne font plus qu'un.

Je dormirais bien un peu plus : je me suis couchée tard hier soir, je devais finir de remplir des fiches administratives et chercher plein de numéros d'assurances dont je ne supposais ni l'existence ni l'utilité...

De toutes façons j'arrive toujours en avance au travail. J'ai le temps de me préparer un café, même deux, en plus de ceux que j'ai déjà avalés avant de partir... Je m'installe toujours tranquillement le temps que tout le monde arrive... J'arrive la première et ferme toujours les salles derrière moi le soir...

Lorsque j'entr'ouve à nouveau les yeux, le soleil est haut dans le ciel. La journée d'hier avait été longue avec des averses qui ne cessaient de se succéder. Mais aujourd'hui le ciel est d'un bleu profond sans nuages à l'horizon.

Pendant ma contemplation, mon téléphone vibre. Le numéro du bureau s'affiche. En regardant les chiffres en haut de l'écran, je prends conscience de la situation. Il est huit heures. QU'EST-CE QUE JE FAIS ENCORE LÀ SI TARD ? J'AI RATÉ LE TRAIN !

Je me lève, ou plutôt je saute du lit, m'habille à une vitesse inimaginable, me brosse les dents en attrapant mes affaires éparpillées partout, je dévale l'escalier, trébuche, regarde mes pieds : j'ai gardé mes chaussons.
Je remonte en jurant, les lance dans l'appartement et fonce jusqu'à la gare.

Sur le chemin, je passe devant ma boutique de gâteaux préférée. Malgré mon manque de temps, je m'attarde sur un petit écriteau collé sur la porte.
Il y est écrit "Fermé temporairement".
Mon téléphone continue de vibrer dans ma poche. Je n'ai pas envie de décrocher, juste de pleurer.

Mon ticket en main depuis l'appartement, je le scanne, passe le portique et cherche désespérément un train qui ressemble à celui que je prends chaque matin depuis deux ans.

Je me souviens qu'on m'avait contacté pour des idées que j'avais développées dans une thèse et j'avais sauté sur l'occasion. Mon travail avait porté ses fruits.
Maintenant je ne sais plus trop où j'en suis. Je sais en tout cas que je suis fatiguée. Je travaille trop. Ou peut-être que c'est moi qui en fait trop.

Tiens, le voilà. Il est voyant, peint complètement en rouge. Il me semblait pourtant que l'avant était blanc... le temps presse. Je me dirige vers le quai, rentre à l'intérieur et m'installe à une place près de la fenêtre.

On démarre et en dépassant la gare, le paysage me devient peu à peu inconnu.

La voix dans le micro nous informe que nous arrivons au premier arrêt, mais son nom ne me dit rien. Je jette un œil au panneau d'affichage. C'est. Pas. Vrai. Je me suis trompée de train. Ça ne m'était encore jamais arrivé. Qu'est-ce que je fais ? Je descends et le prend dans l'autre sens pour revenir à la gare et prendre le suivant ? Je vais arriver tellement en retard...

Je regarde par la fenêtre. Des gens descendent du train : certains s'éloignent tranquillement, d'autres courent dans les bras de leurs proches et quelques uns semblent accablés. Je les comprends.

La sonnerie de mon téléphone retentit une énième fois. Je me décide enfin à décrocher. On crie à l'autre bout du fil. Je ne comprends pas un mot de mon interlocuteur. Les bruits de fond me font mal à la tête.
Je fixe mon reflet dans la vitre. Je n'ai pas envie d'aller travailler. Je raccroche. Je prétexterai quelque chose, peu importe, je m'en sortirai. Ils me doivent bien ça.

Les arrêts continuent de défiler et je ne sais toujours pas où je vais.
J'aperçois la mer. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas vue. Je décide de m'arrêter ici. En mettant le nez dehors, une bourrasque de vent soulève tout mon corps. Il fait frais, presque froid et la mer est agitée. Je me dirige vers la plage, retire mes souliers et chaussettes et le sable me chatouille enfin. Je m'approche du bord. Les vagues s'écrasent à mes pieds. Je respire à m'en déchirer les poumons. Je voudrais immortaliser le moment. Je devrais songer à m'acheter un appareil photo.

Je sens quelque chose se frotter à mon tibia. En me retournant, je tombe sur un chien. Il a un drôle d'air avec sa truffe qui prend les deux tiers de sa tête. Je regarde autour de moi, mais vu le temps, ça m'étonnerait que quelqu'un soit en train de le promener, et l'état de son poil en dit long sur sa situation. Je m'abaisse et il se met à rouler sur mes pieds. Je le caresse.

Je remarque que sur cette plage je ne suis pas seule. Un couple est assis sur un tronc d'arbre plus loin. Ils sont jeunes et beaux. Si j'avais eu un appareil, je les aurais photographié eux aussi. Ils dégagent quelque chose de chaud. En les regardant je me surprends à les envier. Cela fait un moment que je ne suis pas sortie, que je ne rencontre plus personne...

Tout à coup, les nuages nous font de l'ombre. Le chien grogne. Le vent se fait plus violent, mes cheveux me couvrent complètement la vue. Il faut se mettre à l'abri, un orage se prépare.
Je distingue un arrêt de bus plus haut. Je remets mes chaussures en vitesse et le petit chien moche continue de me suivre. Je l'attrape par le collier pour traverser la route et l'amène sous le porche.

Le temps se fait de plus en plus menaçant. Je vois au loin une dernière fois le couple. Ils s'en vont en se chamaillant.
Et moi je suis tellement seule que je me retrouve sur une plage à un endroit dont je ne connais même pas le nom, avec un chien qui sent mauvais. Et en plus il pleut. J'ai froid.

J'entends un bruit de moteur. Un bus arrive. Il est écrit à l'avant sur une bande qui défile qu'il va au centre-ville. Je monte.

Je m'assois à côté d'une dame âgée. Elle est toute petite, frêle et blanche. Elle regarde le chien avec amusement. Elle me demande si il m'appartient. Je lui réponds que je l'ai croisé sur la plage et que je ne sais pas quoi en faire. Il a son charme mais je ne vais pas pouvoir m'en occuper dans mon une-pièce. Elle lève les yeux vers moi et réfléchit. Elle peut l'entretenir. Elle a une petite maison pas loin avec un jardin où il pourra courir. Je suis soulagée. Je vois au sourire qu'elle fait qu'elle en prendra bien soin. Je le lui dit. Son sourire s'élargit, une fossette se dessine sur son menton. Pour me remercier, alors que c'est elle qui me rend service, elle me propose de venir chez elle prendre le déjeuner et de me faire goûter sa spécialité. J'accepte avec enthousiasme.

La maison de Josiane est toute rouge. Comme le train que j'ai pris aujourd'hui.
À l'intérieur il fait bon. Un poêle chauffe le salon.

A la fin du repas, elle me sert un dernier verre de vin et m'amène une assiette recouverte d'un tissu. Lorsque je soulève celui-ci, une odeur embaume la pièce. Je la reconnaîtrai entre mille. Devant moi, dans cette vaisselle qui correspond tout à fait à Josiane avec sa fine bordure rouge et ses poules blanches, se trouve un petit biscuit que je mange depuis que je me suis installée dans mon appartement. Dans cette immense ville où grouille l'angoisse et la pression, j'avais trouvé un matin une petite boutique : avec sa devanture vers citron et ses pâtisseries colorées et raffinées, elle avait retenu mon attention.
Elle m'accompagnait littéralement tous les jours. Et celle qui était derrière tout cela était cette petite dame qui se trouvait à un train d'ici.
Les larmes me montent aux yeux.

Pendant que je lui explique mon histoire elle ne cesse de sourire. Elle m'explique que la boutique rouvrira bientôt, elle s'était simplement brûlée la main en sortant un plateau du four.

On entend de grosses gouttes tomber sur le toit. Elle m'assure que c'est le temps parfait pour apprendre à les confectionner. Cela me dirait ?

Mon cœur explose, et je sais que ce sera bientôt au tour de mon palais.

À un train d'iciOù les histoires vivent. Découvrez maintenant