Chapitre 1

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Le jour où Esther ouvrit le dernier chapitre de sa vie était un jour ensoleillé, léger et aussi printanier que puisse être un jour de mai. Le type de journée qui vous pousse à flâner et à gambader innocemment dans les prés débordants de fleurs pour savourer le goût délicieux et sucré de la vie. Les chênes et les bouleaux étendaient élégamment leurs longues et anciennes branches afin d'offrir un havre de paix et d'ombre sous un soleil aussi bienveillant que chaleureux, et les fleurs semblaient danser, ravissantes, parues de leurs plus belles couleurs et doucement bercées par la légère brise qui se baladait. Les petits cours d'eau chantonnaient d'un ruissellement cristallin et les papillons complétaient ce magnifique tableau, tels les étoiles ornant, après le crépuscule, la voûte céleste. 

Ce jour-là, si un vieux monsieur grincheux et de mauvaise foi était allé remplir son seau d'eau au puits, et s'il avait vu Esther marcher à travers les herbes hautes, il aurait volontiers admis, malgré la mauvaise foi citée plus haut, qu'elle était une des plus belles créatures, à ce moment précis, qu'il lui eût été donné d'apercevoir dans sa vie. Il serait même allé au bout de sa pensée à voix haute : "Bon sang, j'ai sous les yeux une véritable nymphe des forêts ! Elle m'évoque, si on met de côté ma piètre poésie de vieil homme, un délicat lys blanc."

Si Esther aimait les lys blancs, elle préférait à coup sûr les bleuets aux pétales fragiles et les beaux crocus améthyste. Elle trouvait leurs couleurs exquises. Les pétales légèrement renfermées sur elles-mêmes des crocus lui donnaient un côté "beauté cachée", tandis que les bleuets lui semblaient timides et discrets, malgré leur teinte vive. Elle se mit donc en tête de trouver un endroit où il lui serait donc possible de trouver ses fleurs favorites.

Pendant qu'elle marchait, Esther laissa ses pensées vagabonder: "Si le bleuet était une jeune fille, quel serait son caractère, à votre avis ?"  

Esther était actuellement en train de converser avec Martha Williams, une jeune fille aux cheveux noirs, aux yeux perçants bleus mais la peau légèrement bronzée, trop élégante et altière pour qu'Esther ne la tutoie, malgré leurs longues et fidèles années d'amitié. Martha est pour Esther ce que l'on pourrait très vaguement définir par "amie imaginaire". En effet, la jeune femme aux cheveux noirs n'existe tout simplement pas dans la réalité, mais c'est une personne à part entière dans l'esprit d'Esther. Martha était le reflet d'Esther, de son caractère et de son physique. Selon l'imaginaire d'Esther, elle était une personne compatissante, fière et pourvue d'humour, ce qui entrait en contradiction avec son physique tiré à quatre épingles. 

"À mon avis, c'est une jeune fille timide et gracieuse, portant une couronne de bleuets. Mais, Esther, est-ce vraiment décent de parler d'à quoi pourrait ressembler un bleuet ? Il me semble que c'est légèrement puéril pour notre âge." répondit Martha.

"Martha, nous n'avons que quatorze ans et voilà que vous parlez comme si nous en avions soixante ! Nous avons encore toute la jeunesse devant nous et les rêves ne vieillissent jamais, de toutes les façons. Et si nous allions sous le vieux chêne ? Il y a tellement de fleurs à son pied qu'il est impossible de toutes les compter. Nous pourrons cueillir du muguet et des fougères, si tu le souhaite." proposa Esther.

"D'accord, à condition que l'on ne rentre pas trop tard." concéda Martha, qui avait un faible notoire pour ces plantes.

Ainsi Esther se rendit sous le vieux chêne en la charmante compagnie que constituait Martha. Elle passa par l'ancien petit pont qui enjambait le ruisseau, traversa le plus ravissant coin de la Forêt des Rêves et entreprit de monter sur la colline. Il y avait bien un chemin plus court, mais la journée semblait tellement faite pour se promener qu'elle n'y songea même pas. Sur le monticule rempli de blé et inondé de lumière, Esther fut émerveillée. 

"Que le champ semble paisible et doux sous ce soleil bienveillant ! Il fait irradier les épis de blé d'une couleur dorée."

Des papillons bleus roi voletaient entre les herbes hautes mordorées et le chêne âgé trônait tout en haut, d'un vert émeraude qui contrastait délicieusement avec le ciel azur et le champ ocre.

 Un papillon vint se poser sur le doigt tendu d'Esther, qui le regarda intensément. Un sourire naquit sur les lèvres de la jeune fille, puis s'étira et illumina son visage. Après quoi, mystérieusement, tous les autres papillons visibles à travers les épis de blés vinrent se poser de parts et d'autres d'Esther, qui partit dans un grand éclat de rire. La vie était si belle, si sauvage et paisible ! C'était comme si à ce moment précis, elle était enfermée dans une bulle dorée pleine de douceur et de joie de vivre embaumée d'un délicieux parfum de liberté.

Puis les papillons s'envolèrent et la bulle éclata, et Esther, échevelée mais heureuse, reprit sa montée car elle devait rentrer avant la nuit, comme elle l'avait assuré à Martha.

Quand elle arriva sous le vieux chêne, à bout de souffle, elle contempla la vue qui s'offrait à elle. La colline étant postée assez haut, elle put voir une autre fille qui semblait avoir le même âge qu'elle, près du petit ruisseau, accompagnée d'une de ses amies. Esther fixa son regard sur elles, et un voile de mélancolie, d'envie et de chagrin se tissa dans ses yeux. Elles marchaient bras-dessus bras- dessous, en trottinant dans la Forêt des Rêves, avec amitié et intimité. Tout ce qu'Esther n'avait pas. Tout ce qu'elle possédait était seulement des amis ridicules que son esprit défaillant imaginait, pas même capables de penser par eux-mêmes.  Soudain, le champ paru moins doré, le soleil autrefois accueillant moins brillant et le ciel sans un nuage à l'horizon moins bleu. Même le vert éclatant du vieux chêne semblait avoir terni. 

Il était une fois Esther, quatorze ans, qui n'avait pas un seul ami. Pas une seule personne à laquelle raconter ses secrets banals de jeune fille, avec laquelle passer du temps lorsqu'elle n'allait pas à l'école ou avec laquelle rire, tout simplement.

Des larmes perlaient au coin des yeux d'Esther, dont l'humeur était passée d'émerveillement devant la beauté sauvage de la nature à une mélancolie teinté de jalousie amère après avoir vu une fille qui avait des amis, des gens qui l'aimaient, aussi simplement que cela.

" Ah, que c'est dur d'être solitaire ! C'est tellement dur, ma chérie." dit soudain une voix féminine calme, compatissante, et âgée venant de derrière la jeune fille.

Esther se retourna, ses joues striées de larmes amères. Elle se croyait pourtant seule. 

-Qui est là ? Qui a parlé ? réagit-elle, affolée.

-C'est nous, ma chérie. Nous sommes tes amis, reprit la voix.

- Auriez-vous l'obligeance, s'il vous plaît, de ne pas vous moquer mes affreux tourments ? Merci bien, répliqua Esther d'un ton sec.

-Pour rien au monde nous nous moquerions de toi, ma chérie. Je sais combien c'est dur de se sentir horriblement seule. Seule au monde. Sans personne pour vous aimer. Sans personne avec qui discuter, ni partir dans de grands éclats de rire. Je sais très bien ce que c'est. Mais tout va bien, désormais. Nous sommes avec toi.

- Qui... que... qui êtes-vous ?


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⏰ Dernière mise à jour : Apr 18 ⏰

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La fille des champsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant