Chapitre 1

2 0 0
                                    

La pluie tambourinait avec force sur la vitre depuis plusieurs heures maintenant, et la nuit était définitivement tombée, masquant de son rideau noir les quelques arbres qui entouraient la maison. De toute façon, à cette période de l'année ils avaient perdu toutes leurs feuilles et les rares branches qui subsistaient leur donnaient une allure de squelettes tendant leurs doigts décharnés dans ma direction. L'automne avait toujours été la saison que j'aimais le moins. C'était à cette période que je voyais toutes mes fleurs, durement maintenues en vie pendant l'été, perdre leurs pétales et se dégarnir de toute vie, sécher jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une mince tige qui ressemblait à s'y méprendre à une brindille émergeant du sol avec difficulté. Même mes magnolias, dont je prenais pourtant tellement soin, n'allaient pas tarder à être recouverts d'une épaisse couche de neige, et il me faudrait prier pour qu'ils soient encore en vie au printemps prochain.

C'était à cette période que je me sentais déprimer, loin des couleurs et de la joie de l'été. Et c'était à cette période qu'il revenait, comme une mauvaise herbe qui trouve toujours le moyen de se frayer un chemin entre les dernières couches de neige pour montrer le bout de son nez juste avant le reste des plantes, histoire de préparer le terrain pour son épanouissement. Tous les ans, depuis une bonne décennie maintenant, l'arrivée du froid et de la pluie de l'automne n'était apparemment pas assez pour me saper le moral, il fallait qu'il revienne, là, pour me rappeler des choses dont je n'avait pas envie de me rappeler, pour faire revivre des fantômes que je n'avais pas envie de ressusciter.

Je sentais sa présence, là, tout près de moi, à quelques mètres à peine dans mon dos. Sa présence que je connaissais si bien, qui avait été, il y a bien longtemps, mon refuge, mon cocon de paix et de chaleur, et qui n'était plus, maintenant, qu'une présence oppressante, qui faisait se bloquer l'air dans ma poitrine et remuer au fond de moi de vieux souvenirs que je m'efforçais de garder enterrés.

Je l'entendais frotter ses mains auprès du feu pour les réchauffer, et un éclair de culpabilité me traversa de l'avoir fait rester sous la pluie de nombreuses heures durant, devant ma porte close, puis je me repris et me dis qu'il avait bien cherché tout ça après tout. Il avait laissé ses chaussures et son manteau trempé par terre, à côté de la porte, et j'entendais ses pieds mouillés qui collaient au sol comme il s'accroupit au bord de la cheminée. Moi je lui tournait le dos, face à la fenêtre, celle-là même par laquelle je l'avait vu arriver, bravant le vent et la pluie pour venir me voir.

J'aimerais lui dire que défier les éléments en colère pour se rendre ici, près de moi, était tout à fait inutile, que je ne lui accordait même pas une tasse de thé pour le réchauffer avant de le chasser d'ici, que la situation était pareille à toutes ces précédentes années, que je ne lui avait pas pardonné... Mais les mots restaient coincés au fond de ma gorge. Je me trouvais bien incapable de me tourner et d'affronter son regard, ses grands yeux écarquillés par l'empressement de me dire ce qu'il avait sur le cœur avant que je ne le chasse, et si les griefs que je retenais contre lui étaient toujours aussi vifs dans ma mémoire, il était vrai que parfois, dans les moments de la plus profonde solitude, j'avais souhaité, quelque part au fond de mon âme, pouvoir serrer son corps chaud contre le mien, qu'il me rassure comme il l'avait si souvent fait, qu'il caresse doucement mes cheveux... Je secouais la tête, tentant de me remettre les idées en place. Il m'avait abandonné, il l'avait fait en son âme et conscience, et pour un motif des plus détestables. Je n'avais pas besoin de cet homme, je me débrouillais très bien tout seul. Je l'avais fait pendant des années, je n'allait tout de même pas redevenir faible juste parce qu'il essayait de me convaincre qu'il avait des remords en traversant trois pauvres gouttes de pluie pour venir toquer à ma porte.

Je posai alors ma main à plat sur la vitre glaciale, pour me redonner une contenance dans cette pièce surchauffée, m'accrochai de toute mes forces à la colère sourde qui bouillonnait en moi, et me redressai pour dire de la voix la plus posée possible :

Mes magnolias gelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant