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Dans le couloir froid et vide de l'hôpital, mes pas résonnent, la semelle de mes chaussures noires heurte le sol blanc. Tout ici est blanc, après tout, c'est un hôpital, mais le directeur aurait pu faire un effort en mettant un peu de couleur pour que les enfants soient moins effrayés à l'idée.
Un long et bruyant soupir s'échappe de mes lèvres, de façon inconsciente. À vrai dire, je n'y puis affirmer si c'est un soupir ou un bâillement, mon esprit est trop exténué pour réfléchir à ce genre de petit détail. 
L'essentiel est que je viens de finir mon service de nuit en tant que psychiatre depuis plus de quatre ans maintenant. Un métier qui me met à bout physiquement et mentalement, mais dont j'éprouve un énorme plaisir de le pratiquer. J'aime constater l'état parfois déplorable de mon patient, néanmoins ce que j'adore le plus, c'est de le voir guérir, même si cela reste assez rare de nos jours.
J'ai remarqué depuis quelques mois désormais le tôt de patient qui ne fait que croître, surtout chez les adolescents. Sans doute à cause de l'ignorance des adultes. Ma plus jeune patiente était âgée seulement de huit ans. Lors de notre consultation, mes yeux ont été immédiatement attirés par les quelques larmes qui menaçaient de couler sur ses joues. Elle se tenait maladroitement assise en face de moi, ses pieds ne touchaient même pas le sol, soulignant uniquement le fait que ce n'était qu'une jeune âme.
Peut-être étaient-ce les souvenirs qui me remontent en tête ou cette odeur de viande avariée devenant de plus en plus forte qui me donne cette étrange sensation de malaise. J'ai la tête qui tourne et avant même que je m'en rende compte, mes pieds sont déjà dans la cuisine, une pièce spacieuse. Sans doute la plus colorée du bâtiment. La porte du réfrigérateur est remplie de photos du personnel accompagné de leur famille ou d'un animal de compagnie. Irène, une des personnes les plus douces que j'aie connues, est tranquillement posée sur une des chaises, téléphone à la main, tasse de café sur la grande table en bois devant elle. Irène est une infirmière du secteur HP, elle est assez récente ici, mais son sourire peut guérir un patient de la dépression.
Sans tarder, elle me remarque, m'offrant un doux sourire habituel, même si je pouvais voir des traces de fatigue sur son visage.
- Pourquoi ça sent le brûlé ici, j'ai fait remarquer mon regard, analysant la pièce à la moindre trace de brûlure.
- Tu dois sûrement sentir mon cerveau en train de cramer, me répond-elle, ne semblant pas dérangée par cette insupportable odeur.
C'est drôle de la voir si détendue dans une cuisine pour hôpital psychiatrique, là où les patients sont assurément en train de péter un câble dans leur chambre. Des fois, j'ai peur d'ici. Cet hôpital ressemble à un cauchemar, alors imaginez pour les malades. Cela doit être leur image de l'enfer.
- Tu veux un peu de café, doc ?
Sa voix me ramène une nouvelle fois à la réalité, une réalité dont j'ai souvent tendance à négliger.
Je secoue la tête en réponse, mon corps chutant inconsciemment sur la chaise en face de ma collègue.
- Les jours se ressemblent tellement.
Sans réfléchir, ses mots s'échappent de ma bouche en quête de liberté.
Je ne voulais pas dire ça, surtout devant elle, c'est tant embarrassant de se confier à quelqu'un d'autre que mon mari. Je suis psychiatre après tout. Écouter les autres se confier à moi fait partie de mon quotidien. Mais se confier soi-même peut s'avérer plus compliqué qu'on ne le laisse paraître.
Elle me donne comme réponse un coup de coude chaleureux qui m'a fait étrangement du bien.
- Tu devrais prendre des vacances, Amy.
Je ne sais même pas quoi répondre à cette stupide réponse. Je déteste quand les gens en général parlent de vacances. Les vacances ne ressouderont rien à ma baisse de motivation. Même un long sommeil ne résoudrait pas un quart de mon problème. Mon agacement ne fait que croître, je sais qu'elle n'a rien fait de mal, mais merde quoi, pourquoi personne ne me comprend.
Irène a sûrement dû remarquer mon silence pesant pour la simple raison qu'elle me tend son téléphone auquel une vidéo de chat s'y trouve. 
C'est humiliant de ne pas être pris au sérieux. Ainsi, au milieu de mon agacement, je lui esquisse un sourire forcé pour ne pas paraître impolie.
Elle ouvre la bouche à coup sûr pour ajouter un commentaire à sa vidéo de chat, mais ses mots furent grossièrement interceptés par un hurlement de souffrance.
Inconsciemment, toutes deux bondirent de nos chaises pour se ruer vers la source du bruit.
Pas besoin de réfléchir à la destination, les chambres restent un des endroits les plus susceptibles de ce genre de problème.
Ce qui me frappa le plus, ce fut l'odeur qui ne voulait plus s'absenter de mes narines. Plus on dévalait les couloirs, plus l'odeur prend une plus grande ampleur et Irène semble le remarquer également.
Les cris en questions surviennent de la chambre 30, une chambre comme les autres qui se trouvent à l'arrière de la cuisine et dont les murs sont devenus jaunâtres à cause du temps.
Irène entre en première, pleine de confiance. 
Bien que je la tienne de près, je reste à mes gardes et j'eus bien raison, puisqu'en toute urgence, elle recule d'un bond nous faisant entrer en collision. Son coude heurte crûment le lobule de mon nez, me soutirant un glapissement. Mes doigts s'enroulent autour de celui-ci, couleur sang par suite du coup. Les cris d'horreur d'Irène se mêlent telle une danse endiablée aux cris de la personne à l'intérieur. Personne dont je n'ai aucune idée de qui elle est, car je suis repliée sur moi-même. La vérité est que je n'ose pas regarder. Qu'est-ce qui peut bien pousser quelqu'un à crier au supplice, ai-je le choix de rester plantée là ? Non.
Je suis contrainte de retrouver mon calme et de pousser Irène à s'appuyer contre le mur du couloir.
Elle se calme légèrement, prenant en compte la situation délicate. Pour moi, le monde est devenu silencieux dès que le patient eut cessé de gueuler. Est-ce le fruit de mon imagination ou le temps qui s'est trop écoulé ?
Je prends enfin courage et entre sans aucune foi en moi. Mes jambes sont lourdes et ma respiration se transforme en halètement quand je m'affole sur la scène sortie droite d'un film d'horreur.
Deux corps au sol, une femme et un homme. L'individu était éventré et était allongé dans sa propre flaque de sang. Bien que son corps soit jaune et ses yeux fermés, j'ai l'impression qu'il me juge et me dévisage, malgré ses intestins suspendus à ses côtés.
La femme n'est pas mieux ; elle est un peu plus loin qu'il, avec un couteau enfoncé profondément dans son larynx, probablement le même qui a été utilisé pour l'homme.
Quand je recule, j'obtiens enfin la réponse à l'énigme de plus tôt. C'est donc de là que vient la désagréable odeur de viande.
J'ai à peine la force de fermer la porte pour me priver de cette abomination que mon corps échoue sur le sol froid. Mes yeux sont grands ouverts, mais je ne vois rien d'autre qu'une profonde obscurité qui me fait tellement du bien.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 22 ⏰

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