Les Vampires

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Le second jour, J'ai vu la maison rouge, haute, en deux étages, assise en l'addition des pesanteurs en lie des animaux de mer. J'ai vu la mer, devant, et la lande à l'arrière, humectée de fleurs jaunes, le désert d'herbe et de chardon, les roseaux dans la nuit. Car c'était en mer que couchait le soleil et si le soleil, ici, ne se levait pas, il se couchait toujours. J'ai vu l'ascension des résidus calcaires et, dans la craie rustre et coloriée de rouge, et, dans le châle en noir arrimé aux fenêtres, et, dans le coton collé noir, il m'a fallu voir le vieillard nain femelle.

En bas, dans la cuisine, un fond froid de potage, et la nappe en tâches, et des plis d'odeurs d'œufs et les odeurs des soupes. En bas, dans l'entrée, près de l'entrée, des passiflores absentes, un marc froid des pluies vertes au fond d'un vase en verre. Et le canard en bois. En bas, le cadre en bois qui sue, son odeur d'acrylique et le cadre abrasé, le portrait dont l'écorce est la mue du citron.

Il faut que je décrive : elle attiédissait l'eau. Dans le thé trempait, pour l'aider à dormir, un ruban de fleurs. Quand elle infusait le thé, elle accouplait deux tasses, et versait, les yeux cassés plongeants. Mâchait des fruits creux, des raisins expurgés du sucre et des pépins. Le touché, parfois, du menton posé sur la table en ardoise, ou le son modelé craquant des carreaux, faisaient venir sa peau dans des sentiments tendres. Elle entendait ces mots : « Moins il y en a, plus ça refroidit vite ». Elle entendait : « Plus ça refroidit vite, plus ça refroidit vite. » Entrouvrait les lèvres, essayait presque un rire.

Je l'ai vu souvent sortir de la maison pour caresser les plantes. Je l'ai vu marchant dans des moiteurs d'osier, dans l'éponge abreuvée des boues du paillasson. Elle allait, grattant, oscillant, ballotante, et l'ongle embourbé de granit ou de fer, ondulant dans des nœuds de parfums d'alluvions, d'émanations de menthe. Je l'ai vu sur le sable aussi, des croûtes épaisses en sel accrochées à ses cils, les paupières abaissées enrhumées de mer lourde. Elle avançait peu, ses pas coulaient, ses pas s'enfonçaient, longs et massifs. Elle allait, charriant des boues de sel et d'eau. Elle allait, dissolvant dans la solidité des flots ses yeux clos bâillonnés. Et l'au-delà des vagues allait en s'estompant. Elle avançait longtemps, assez pour finir un croissant de la plage. Et ça lui suffisait. Elle humait sur son front la pâleur du soleil. Ses pieds frôlaient les crabes. Et ça lui suffisait.

Dans la moitié des nuits, se réveillait, atone, entrevoyait le mur de noir froissé, et, frissonnante, écoutait les rouleaux que roule un océan. Ses mains, les aplatissait sur le vent froid de verre. Ouvrait un peu ses dents. Et, venant de la lande, hululaient des chiens.

Il faut que je décrive un peu de ces instants qui sont pour moi des ombres. Le châle en noir, l'horloge et le deuxième étage. Un thé. Ce qu'elle aimait, c'était ouvrir les yeux. Mais le faisait de moins en moins et sans utilité. Mais le faisait. C'était un jeu auquel, par peur du ridicule, on joue modérément. Elle avait, sur un lit, un manteau qui, fondant, avait laissé sa trace. Elle avait ce manteau. Il faut le dire encore. Un soir j'ai voulu qu'elle y touche et le traîne, et voit, dans le soir, son vieux contour de vieille, une ombre en fourrure incrustée dans le drap. Mais il demeurait là. Et elle, elle était là, faisait semblant de coudre. Et le manteau fondait pour se mêler aux fibres.

Je la vis adossée, un récipient de thé, sans thé, dans le creux de la main. Trop lourds les rideaux, elle y allait, trop lente, et ne les bougeait plus. Je la vis compressant, dans sa main, ses ongles. Je la vis compressant sur son cœur, en le froissant, son sein. Essayait presque un rire. Elle aimait voir la nuit dans la nuit du plafond où se noyaient les crabes. Et dans la nuit qui est l'obscurité du plâtre et du badigeon rouge, et dans la nuit de plâtre où se noyaient les crabes, elle allait jusqu'à l'île. Et l'île était un cercle. Et l'île était un cercle en graviers rouges et nus en dessous du soleil. L'eau la couvrait, et quand l'eau refluait, des marées de méduses. Et la mer était fixe et n'avait pas de vagues. Et le ciel, en miroir, reflétait l'île, et la mer, en miroir, reflétait le soleil. Et tous deux n'étaient que le reflet de l'autre, et tous deux n'étaient que deux trop grands yeux rouges et qui se regardaient.

Le matin était un crépuscule. Un pas prenait son temps, prenait le temps de fondre, et puis le pas d'après. La mer se résorbait et, se résorbant, s'en allait aux tours vieilles, aux géants vieux de l'ouest. Et, se reculant, prenait l'embrun de givre, et des bris de givres, et des bruits de brisures, et de lourds brames à l'ouest. Et, se dénudant, donnait à voir ses dunes, et des dunes et des dunes, et des pitons de sable en bactéries fossiles, un congre, et les monts délavés de grands cétacés jaunes. Un pas prenait son temps, matelassait la plage, enfouissait des peaux vieilles, et puis le pas d'après. Entendait le frisson des carreaux de la glace, entendait les pinces, et l'écho craquelé, et l'écho craquelé de la marée des crabes. Sentait l'exhalaison des crabes. Sentait les lambeaux des galuchats mâchés, des cuirs de phoque, des racines et des troncs d'arbrisseaux champignons fleuris de moignons secs. Respirait l'étang des troupeaux de méduses, humait les ruisseaux, les ruisseaux de vers qui vont en sinuant, qui sinuent, s'abreuvant aux foies poisseux des sèches ; et, sous les os, qui vont, des vermisseaux salins. Elle allait, les yeux fermés. Ses pas s'accrochaient à l'intérieur du sable. Et dans la plage étaient des trous de pieds mouvants. Elle allait, les yeux fermés pour refuser le vent. Marchait, afin de mieux tomber.

Le matin était un crépuscule et le ciel était rouge. Et ça lui faisait mal. Se souvint d'un mot. Sa robe était tâchée. Le vent lui faisait mal. Revint, mouillée, froide, et repassa la porte, entra par la porte au milieu du mur rouge. Et le ciel était rouge, et le soleil est rouge, et le soleil, lui, ne la vit plus.

Moi je la vis, couchée, ses pieds nus qui séchaient, ses yeux cassés plongeant dans le grand mur mouillé. Prenait du sucre, un peu. Des grillons s'agrafaient tout autour de l'ampoule. Entendait parfois des tintements de pattes, un raclement d'insectes. Elle était dans le lit, à écouter l'horloge. Et le noir des rideaux se nouait à ses yeux. Ce qu'elle aimait c'était abolir l'inutile, et l'inutile était de trop ouvrir ses mains, le sirop des raisins, le canard dans l'entrée.

J'ai vu la vieille horloge, et qui se faisait cage, et les grillons dedans qui se multipliaient. La pluie sonna sur l'os creux de son front. Elle ouvrit les yeux. Et le ciel était noir. Dans la lande, hululaient les cris pleurant des chiens. Ils étaient là. Trempés. Des tronçons blancs couchés sur des lits de fleurs jaunes. Et les chiens se ruèrent, et plein de boue, et la langue en avant, et balayant les flaques, et s'entre-dévorant. S'entre-dévorant pour mastiquer des cris. Et la lande était rouge. Et la lande était rouge. La vieille, en son lit, abolit l'inutile, et l'inutile était et la lande et le ciel, et les fleurs et les chiens, et les carreaux de sale, et le rideau fané. Et l'inutile était de trop ouvrir les mains, de trop ouvrir les yeux, de regarder l'ombre où grillonnait l'horloge.

J'ai vu le vieillard nain femelle, et l'ombre à côté d'elle. Et les saisons passaient. Et l'ombre était informe, et l'ombre était dans le lit comme un trou d'être humain. Et l'ombre habitait sur le côté du lit. Les saisons passaient. Le cadran s'enlisait dans son hublot de sel. Et j'entendais, dedans, le remous des grillons. Je ne voyais plus rien, je voyais le silence. Et l'ombre était liquide, imbibée dans le drap.


*


Le premier jour, je suis venu, je suis venu dans le second étage, là sur l'addition des pesanteurs en lie des animaux de mer. J'ai vu la mer par la fenêtre. Il était midi. J'ai tiré les rideaux, qui m'ont semblé légers. Le soleil était blanc. Il n'y avait plus du lit qu'un sommier blanc de lattes. Un carré dans le plâtre, au coin du plancher, là où était l'horloge. J'ai vu le désert embrasé de fleurs jaunes. J'ai ouvert la porte, au fond, derrière le lit, et derrière la porte était un escalier. Les marches allaient en descendant dans l'ombre. Et j'entendis les murs respirer faiblement. Et les murs étaient rouges. Sur le lit gisait comme un tas informe, un gros tas de chiffons. Et le lit respirait. Et les murs étaient lourds, et les cieux étaient rouges, et le soleil en rouge, au loin, me regardait.


Alors je descendis pour me noyer dans l'ombre.



Virgile Van de Walle

Achevé le lundi 22 mai 2023 à 22h45


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