15 octobre, [censuré], 21h15

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Aujourd'hui, des gens sont venus à la maison. 

D'habitude, ce sont toujours des personnes que je connais, ou facilement identifiables. De la famille le plus généralement, des deux côté parentaux. Notre famille est très grande, et friande de visites bourgeoises sur fond professionnel - jamais purement sentimental en tous cas, c'est devenu une évidence avec le temps. Régulièrement, des cousins plus ou moins éloignés viennent parler affaire avec les Parents, quand ce ne sont pas des tantes et oncles venus cracher leur venin sur des associés, partenaires et autres fréquentations douteuses. Je n'ai jamais compris pourquoi la présence de gènes d'origine reptilienne dans l'ADN des rapaces restait obscure pour autant de gens. Elle n'a jamais autant fait sens que dans ce manoir. 

Mais tout à l'heure, à exactement dix-huit heures et neuf minutes pile, ce n'étaient pas des rapaces, ni des reptiles qui sont venus soulever le heurtoir de marbre noir de la porte d'entrée. Trois hautes silhouettes noires se dessinant dans l'encadrement, que même Panoptès n'a pas vu arriver. Panoptès, le maître de maison, celui qui voit tout. 
Il les a rapidement reçu comme il se doit, mais même son visage impassible de domestique entraîné laissait entrevoir quelques discrets tics nerveux par intermittence. Une inquiétude visiblement contagieuse, puisque les Parents n'ont pas tardé à apparaître à leur tour, d'une démarche bien trop différente à celle qui est supposée être la leur pour que ce ne soit qu'une coïncidence. Les réactions d'individus effrayés sont toujours fascinantes à étudier. D'une manière ou d'une autre, la nature profonde d'un être vivant finit toujours par reprendre le dessus sur l'illusion d'une humanité maîtrisée dans ce genre de situation concrète. Un exemple parfait pour illustrer Ô combien les mœurs familiales sont futiles, de simples constructions sociales démodées dans un monde où l'Avenir n'est jamais très loin. 

Je les ai à peine aperçus. Immobile dans la cage d'escaliers, mon champ de vision se limitait à un faible angle ouvert sur le salon, le reste comprenant les tableaux ornant le mur. L'essentiel de ma compréhension visuelle de la scène se faisait grâce aux reflets dans le chandelier d'argent poli. Ils portaient tous trois de longs manteaux à col. Trois hommes. 
J'ai pu rester durant toute la durée de l'échange. Ils ont parlé, je m'en rappelle. Je ne saurai pas dire combien de temps, ni même s'ils ont tant parlé que ça. Le ton qu'ils employaient était sec et impersonnel, comme celui d'un automate. Aucune modulation, aucune onde sonore particulière qui n'aurait permis de les identifier. Aucune expression. Si le néant avait une voix, outre celle du silence, ce serait celle-là. 

Et puis ils sont partis. 

Je suis remontée dans ma chambre. Et je me suis posée des questions. Du moins c'est la conjecture la plus logique. Parce que l'ennui, c'est que je ne me souviens de rien d'autre. Je n'arrive plus à mettre de mots sur ce que j'ai vu, ou plus vraisemblablement, entendu. Les images se déchargent une à une de mon esprit sans que je puisse les retenir ; et plus je fais d'efforts pour m'en rappeler, plus elles m'échappent. C'est comme ces rêves dont on se souvient au lever, mais qui s'effacent de notre mémoire sans même qu'on en ait conscience au fil de la journée. Seules subsistent quelques bribes obscures, plus insaisissables à chaque secondes. 

Je ne comprends pas. Papa dit que j'ai hérité de sa mémoire photographique : tout ce que je vois est enregistré par mon cerveau puis conservé tel quel, comme dans le système de sauvegarde d'un ordinateur. Je peux ensuite "consulter les archives" comme il dit, et l'image m'apparait aussi clairement qu'une feuille imprimée tenue à main propre. Pourtant, rien ne me vient plus. J'aurai dû me souvenir avoir remonté les marches, m'être accroupie sur le plancher ou attablée à un bureau, avoir attrapé un carnet, sans doute pris des notes. Ma mémoire redevient intacte à partir du dîner de huit heures, dîner que j'ai pris seule en compagnie de Panoptès, ce qui n'arrive que quand les Parents ont beaucoup de travail. 

Et maintenant me voilà face à mon Underwood du siècle dernier, en train de relater l'important de ma journée. Ce sentiment d'avoir perdu quelque chose ne me quitte pas. J'ai l'impression d'être passée à côté de quelque chose de très grand, de très important. Et mon incapacité à me remémorer les détails de cette visite ne fait que me conforter dans cette idée. Je crois que ce qui me perturbe le plus est de n'avoir retrouvé aucune note écrite. Je me connais suffisamment pour savoir que j'aurai immédiatement mis sur papier ce que j'avais appris, surtout si je m'étais rendue compte que mes souvenirs commençaient à s'estomper. Mes cahiers habituels et autres calepins dédiés sont vierges de tout trace de cet incident. Ma plume et mon encrier sont exactement là où je les ai laissés après l'essai sur les forces gravitationnelles de cet après-midi. 
Comme si il ne s'était rien passé, alors même que le bon sens démontre le contraire. 

Je suis fatiguée. Je vais sans doute aller me coucher, je sais que je ne reverrai pas les Parents avant demain. Panoptès m'a souhaité une bonne nuit avec près d'une heure d'avance. 


J'espère retrouver cette feuille demain à mon réveil. Elle pourrait bien disparaître pendant la nuit, et son souvenir avec. 


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⏰ Dernière mise à jour : May 20 ⏰

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