Apprendre à voler

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Chère Mathilde,

Il y avait une exposition sur Georgia O'Keefe au musée Pompidou. Je n'avaisjamais entendu parler d'elle ; je ne pouvais pas dire de quelle époque elle venait, dequel pays, ni à quel courant elle appartenait. A force pourtant, je commence à m'yconnaître, mais à mesure que j'allais vers la salle, je me prenais d'une sorte denostalgie de mes débuts. Celle d'être complètement novice, d'être réduit à nouveau à lacandeur d'un enfant qui ne peut que s'essayer aux choses, puisqu'il ne connaît rien.Elle m'a donné le sentiment d'être à nouveau une page vierge, cette exposition.Laisse-moi t'expliquer. 

La scénographie était labyrinthique et j'ai d'abord cru qu'elle était aussi compliquée que son contenu. Il y avait un monde fou qui bourdonnait dans mes oreilles, et fourmillait autour de moi. Enfin j'ai lu l'introduction, même s' il faut toujours se méfierde ces trucs. C'est une Étatsunienne du XXe siècle, peintrèsse – parce que oui, c'est ça le terme correct – rattachée à l'abstraction. Il y avait plusieurs sections, qui correspondaient à différentes périodes de sa vie. Elle a vécu partout aux États Unis ; New-York, Wisconsin, Nouveau-Mexique... autant de facettes d'un même pays, mais surtout autant de thèmes différents, qui correspondaientà l'organisation de la salle ; je venais de comprendre. Il y avait une partie "urbaine", unepartie "Nouveau-Mexique", une partie "fleurs" etc, etc. 

J'ai commencé ma visite. Un groupe m'a bousculé, j'ai claqué la langue et levé les yeux au ciel. C'est toujours un peu triste de regarder les salles de musées. La plupart des gens ne sait pas ce qu'ils font là. Tu savais que la moyenne de temps passé à regarder les œuvres dans les musées est de 10 secondes ? Ça a l'art de m'écoeurer de penser à ça. Enfin tu regardes les gamins forcés d'être là qui tournent en dérision le travail de toute une vie, les touristes qui prennent une photo de chaque œuvre et qui s'en vont, ou encore les groupes de classe qui font un bruit assourdissant. 

L'exposition était pourtant intéressante. Exotique, de bien des manières. Pourtant, j'ai vu des peintures de Londres, et je suis déjà allé à Londres. L'opposition criante entre la modernité et la tradition était assez bien exécutée, pour ce que mon œil amateur pouvait en juger. Et puis ces fleurs avaient quelque chose d'hypnotisant. Comme quoi, elles remplissent bien leur tâche. Je dois t'avouer que je n'étais pas particulièrement transporté par ce que je voyais. Au début du moins. 

Cette exposition, je l'ai vécue comme une des toutes premières. Celle du début  de mes études, où on me lâchait sans références, sans bagages culturels, sansconsignes, sans attentes. Juste avec ma petite tête, mon calepin et mon émerveillement. C'était de ces choses qu'on ne peut pas comprendre sans se les expliquer à soi-même, parce que ce ne sont pas les pauvres cartels disant "Prise de passion pour la nature morte, Georgia O'Keefe réalise une série entière de "vanités"refaites à sa manière à partir de carcasses trouvées dans le désert et de fleurs locales". N'importe quel idiot peut comprendre un ossement et une fleur, et n'importe quel inculte sait que ça ressemble à une vanité. C'était un Beau qui venait de loin, et que je devais apprendre. Ma démarche peut sembler prosaïque, mais Giorgia n'était pas "prise de passion" pour les carcasses de chèvre par hasard. Et la raison était peinte, je devais donc la voir, pas la lire. 

Accorde moi la familiarité de l'appeler par son prénom, parce que Georgia avait peint toute sa vie. Chaque étape y était, et plus je regardais, plus je voyais de choses inconnues. La palette qui avait l'air simple de prime abord était en fait d'une subtilité qui se référait à la temporalité de son artiste, qui n'a travaillé qu'à l'autre bout de l'Atlantique. Les formes avaient l'air simplifié, mais à bien y penser je ne suis pas certain qu'elle ait jamais tenté de peindre quoi que ce soit en tant que ce que c'était. Je sais que ce n'est pas à toi que je vais apprendre ce que c'est le voyage. Mais c'était une artiste américaine. Or sache que quand on apprend l'art en Europe, on apprend l'art de l'Europe. Ca m'a fait penser qu'on connaît aussi mal l'art de l'autre côté del'Atlantique, que celui de l'autre côté de l'Asie. Comprends bien, pour un étudiant en art, voir un tableau qui ne contient aucune référence explicite ou implicite à la culture grecque, romaine, ou chrétienne, c'est comme tomber d'une falaise. Pour s'en sortir il faut apprendre à voler. 

C'est en ça que c'était abstrait, c'était un saut dans le vide – je venais de percuter, quand mon regard a buté, au détour de la section "paysages" sur une toile en particulier. 

Mais c'était une abstraction qui faisait sens à mes yeux. Une abstraction qui avait l'air de montrer un imaginaire plus que de détruire la vision des choses. Je ne comprends rien à l'abstraction, je dois être honnête. Pourtant, cette fois... j'y voyais mille choses en même temps, comme une grande illusion d'optique, qui me montrait leplus doucement du monde un millier de pensées balayées à la brosse en couleur surune simple toile. Comprends bien, cette toile m'inspirait bien des choses et sous bien des angles, mieux que ne l'avait jamais fait du Picasso, du Mondrian ou du Malevich.Pourtant il n'y avait ni sujet, ni objet reconnaissable, seulement un thème : la nature. Letitre disait From the lake, 1924. C'était une vue, un horizon. 

Et on aurait pu reconnaître ce lac, en posant les yeux sur cette vague bleue et courbe, dont l'ombre découpait la silhouette d'une feuille aux bords dentelés, en plein centre de la toile. Comme le drap au-dessus de soi, lorsqu'il retombe lentement après qu'on a donné un coup de pied dedans. Les couleurs étaient froides, c'était gris, bleu et noir, mais la lumière avait l'air de venir du soleil, et de la droite. Elle avait l'air de percer à travers les gros nuages gris du haut de la scène, d'un brun presque doré et luisant. Mais à l'inverse, le premier plan était vert, entrelacé, comme des feuilles prises en plein ouragan, et maltraitées par les rafales au point qu'on n'en comprenait plus les contours. Je dis feuilles, mais celle en haut à gauche avait l'air d'un pétale de fleur. Et chaque élément était plus ou moins fondu dans celui d'à côté par une nuance plus sombre, comme un chemin impossible à suivre, que l'on ne pouvait que regarder de loin et apprécier comme tel. 

On aurait dit une pensée. C'était aussi net qu'un souvenir. Aussi alimenté qu'un songe. J'y voyais un peu tout. Tantôt je voyais la mer en pleine tempête, tantôt le galbe d'une dune balayée par le vent. Au détour d'un battement de cils, d'un coup je voyais un voile, ou une averse. C'était coloré et doux, aux formes qui faisaient penser à une caresse et qui rappelaient la quiétude de l'horizon quand il n'y a pas de bruit autourautre que celui du vent pour polluer sa perception. C'est la touche qui donnait cetteimpression je crois. Lisse et épurée, sans pour autant réduire les couleurs à des aplats,elle donnait à la fois la nuance aux déclinaisons de tons, et le mouvement à lacomposition. Je l'aurais plutôt trouvée diagonale, la composition. La toile était tranchéeentre la terre et le ciel, par cette dune, ce point vague d'horizon, par ce voile ou ce vent.

Mais il y avait surtout cet aplat noir. Qui détonnait, et qui attirait mon imagination à s'y engouffrer comme dans un puits sans fond. Je ne sais pas ce que figurait ce trou noir, sous le voile bleu. Mais il me donnait envie de l'explorer, de sauter dedans. Appelant ma soif de comprendre comme la lumière attire les papillons de nuit. 

J'ai laissé ma pupille se dilater, et d'un coup une seule toile me donnait plus de vertige que ne l'aurait fait un voyage. Je voyais l'horizon d'une vie, et cette vue d'un Mexique inconnu captée à travers l'œil de Georgia. C'était la nature de l'autre bout du monde, une solitude quasi romantique, mais qui n'avait pas vocation à l'être. Un exotisme curieux, non pas par ce qu'il figurait, mais au contraire par ce qu'il suggérait. 

J'ai fini – tu t'en doutes – assis par terre, le nez en l'air à fixer la toile. L'air béat, la bouche entrouverte ; je devais donner l'impression de méditer. Mais j'essayais de plisser les yeux de l'exacte manière qui m'aurait permis de voir cet endroit que je n'ai jamais vu. On m'aurait cru fou. Je ne suis jamais allé au Nouveau-Mexique moi, et est-ce que tu sais à quel point c'est dur de désapprendre ? Tu regarderas, de ton côté, et tu me diras. 

Enfin, c'était ça. Comme je te l'ai expliqué au début de cette lettre, une artiste morte depuis des décennies qui m'a, soudainement, rappelé ce que c'est que quelque chose de Beau. Le Beau est loquace, il parle de tout et à tout le monde, mais surtout il parle à son soi enfant ; celui qui est candide et presque simplet, qui n'a d'autre moyen de vivre que de comprendre les choses comme elles viennent, et comme elles semblent à son esprit. Georgia O'Keefe ne m'a pas rappelé des souvenirs. Elle m'a rappelé le moi qui, autrefois, comprenait les choses complètement hors de leur contexte. Le moi d'avant, celui dont l'abstraction était la langue maternelle. 

Bref. Je m'égare comme d'habitude.J'arrête. 

Tu me manques. Profite bien de ton énième voyage. 

(Je ne me donne même plus la peine de signer tu sais qui je suis.) 

Scènes de vie quotidienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant