Mettre les pieds perpendiculaires à la surface. Tendre les bras. Faire un signe du pouce. Regarder la corde se tendre. Résister à la pression. Ne pas plier les br... Raté.
Recommencer.
Encore.
Une fois.
Ou deux.
Enfin ! Être debout ! Comme un Homme, pense-t-il avec grandiloquence. Glisser sur l'eau, en restant léger et bien réparti. Flotter, regarder devant. Fier. Sur le bateau, les applaudissements et les hourras fusent.
Un léger sourire se dessine sur son visage.
Elle le regarde avec de grands yeux, remplis d'admiration et d'amour. Enfin, il suppose que c'est ce qu'il pourrait voir derrière les grandes lunettes fumées qui lui mangent la moitié du visage. Au moins voit-il sa bouche légèrement tordue dans un doux sourire.
Juste derrière elle, l'autre est là. Léger rembrunissement mais il ne va pas laisser gâcher son plaisir. Il est invincible pendant qu'il fend l'eau, traçant une route unique, même si rapidement avalée par la rivière.
Enfin, il préférerait voir ses mains quand même. Surtout il préférerait qu'il soit de l'autre côté du bateau. Ou absent. Oui. Absent.
Il cherche à quitter le sillage du bateau, aller explorer les bords, les franges. Ne pas se contenter de la voie droite et linéaire qui lui est offerte. Il appuie sur ses carres et s'éloigne de l'axe. Il lui faut maintenant passer la frontière créée par la vague du sillage.
Avec circonspection, il s'approche petit à petit du remous d'eau, puis dans un élan le traverse. Il est surpris par la facilité à passer de l'autre côté, à s'éloigner du droit chemin. Le retour est-il aussi facile ?
Il veut d'abord tester la limite. Il s'écarte. Encore. et encore. Jusqu'où la corde peut-elle le retenir dans son exploration ? Il sait qu'il ne lâchera pas. Tout au plus un regard, un pied de l'autre côté mais la sécurité le retient encore. Lâcher cette corde ne lui laisserait que quelques mètres avant de s'enfouir dans un triste marasme, sous les regards attristés.
Il revient sur la frontière. Revient jouer avec le muret d'eau déroulé par le bateau derrière lui. La vague est plus droite, plus agressive que quand il a quitté la sérénité du milieu. D'un rapide appui, il la remonte cependant sans peine et flirte avec l'arête, en équilibre sur la lame. La sensation de flottement est complète, maîtrisée.
Le virage arrive. ça tire sur ses bras et la vitesse augmente. Il se contracte sur ses carres et commence à trancher de plus en plus fort dans l'eau. La gerbe grimpe, déploie ses gouttelettes derrière lui, en lui, nettoie sa tête. Il ne reste plus rien que cette force qui le repousse toujours plus fort. Ses bras sont un prolongement de la corde, il peut la sentir se tendre pour le retenir dans ce monde, pour ne pas le laisser disparaître dans les affres de la physique. Surtout quelle sensation !
Mais voilà qu'arrivent en contresens les traîtres vaguelettes lancées à l'aller par le bateau. Son sourire le quitte pendant qu'il se concentre sur son équilibre. L'eau tape fort sous la planche avec un son mat. Mais il ne tombera pas. ça non. Pas possible. Il a eu trop de mal à se hisser debout.
Soudain un léger choc suivi d'un saut. La corde se détend. Quart de seconde d'apesanteur comme une chute libre sans fin, vers un choc obligatoire.
Tout autour d'eux, le temps s'est immobilisé. Un instant, il est saisi d'infini. Il observe, écoute. Une seule note grave crispe le grondement du bateau, ce symbole d'un l'individualisme hédoniste qui détruit le calme auditif de tous pour le plaisir physique de quelques-uns. A l'image des quads à la campagne et des voyages à travers le monde, c'est l'expression même de ses compromis. Il est bien plus facile de les refuser quand l'argent ou l'opportunité n'existe pas.
L'eau s'est figée en un camaïeu multicolore empli de reflets distordus, les feuillages immobiles sont d'un vert sombre. Au-dessus, le ciel profondément solide, d'un bleu sans nuance qui nappe toute la voûte, emplit les interstices terrestres. Un avion qui s'y risquerait à cet instant s'y briserait les ailes. Aucun nuage pour en rompre la dureté. Même le soleil ne fait que le percer de blanc sans le dégrader.
Mais l'infini approche de sa fin. Quand la planche retombe sur l'eau, il voit venir la chute, la vraie. Celle qui lui fera rencontrer de tout son long la surface, loin d'être amicale.
Son équilibre le lâche, ses jambes flageolent, plus rien ne le retient au bateau, à ses amis là-bas. Il lui lance un regard implorant, la suppliant de le retenir, mais elle ne voit rien. Elle rit encore, n'a pas compris son désarroi.
Ou alors si. Elle l'a peut-être compris et s'en réjouit même. N'attend-t-elle donc que sa chute ? Derrière elle, il sent toute une énergie mauvaise, négative, qui le bouscule, appuie sur sa planche pour la stopper net et l'envoyer valser dans les airs et sous l'eau. Les rires sont prêts à bondir, embusqués à la poupe.
Il fléchit les genoux, reste accroché au câble qui se tend d'un coup. En une fraction de second, il remercie le pilote qui, d'une accélération, essaye de les sauver, lui et sa dignité. Toute son attention se porte sur sa partie inférieure. Il appuie fort sur son pied gauche, l'avant de la planche évite l'engloutissement et dans un effort surhumain, son corps - aussi figé qu'un marbre de Neptune sortant de l'eau - sort de l'eau. Ou du moins reste à la surface.
Il a retrouvé son équilibre. Mais pas encore tous ses esprits. A l'intérieur, il fulmine.
Il n'entend même pas les explosions sur le bateau. Ses amis hurlent et applaudissent. Même le pilote lui adresse un pouce levé.
Il s'adoucit un instant mais sent la colère s'accrocher en lui. Dieu qu'il n'aime pas ce sentiment.
Il en connaît toute la déraison. Tous les moments gâchés par ce renfrognement, par cette rentrée en lui-même qui le bloque, l'empêche de se sentir à l'aise. Ici encore, malgré le soleil, l'air frais qui se faufile contre son corps, le sublime de la glisse se teinte d'une gêne. La lèpre envahit à nouveau ses sensations et ses sentiments. Elle les affadit, grignotant de plus en plus rapidement le plaisir.
Habituellement, elle sait le remettre à place. D'une moquerie légère, elle perce cette bulle qui l'entoure et filtre toutes ses sensations. D'un sourire, elle lui rend le sien. Mais là elle est loin et ne peut rien pour lui.
Il connaît pourtant sa stupidité, il sait son inconsistance. Si seulement il se résolvait à emprunter le chemin qui l'en fera sortir.
ça y est le tour est terminé, le bateau le ramène vers la rive. Un signe de la main du pilote lui fait lâcher la corde et il se retrouve livré à lui-même, continuant un court instant sa course avant que l'inertie qui préside à sa vie ne le rattrape et l'enfouisse sous la surface.
Sa douce descente dans les flots le renvoie à sa tristesse.
Plus loin, le bateau auquel plus rien ne le retient s'éloigne avant d'entamer un demi-tour. Bientôt il va falloir remonter et faire bonne figure. Il s'allonge, s'étend sur le dos, s'abandonnant à son gilet, les pieds levés par la planche.
Les yeux au ciel, il ajoute leur humidité à l'eau de la rivière.
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Wakie wakie
Short StoryRéussi à sortir d'une rivière d'été, en mêlant physique et mental.