Chapitre 1 : Le Pape

7 2 0
                                    

Je me souviens encore de cette nuit où tout a commencé. Une pluie battante frappait contre les vitres de mon minuscule appartement, créant une symphonie chaotique qui reflétait l'agitation de mon esprit. J'avais passé la journée à errer d'un bar à l'autre, cherchant désespérément à noyer le souvenir de mes échecs passés dans un verre de whisky. Ou deux. Peut-être trois. Mais l'appel radio qui brisa la monotonie de mon errance allait tout changer. Je l'avais laissée traîner nonchalamment sur la table de la salle à manger et, pour être tout à fait honnête, j'aurai aimé qu'elle ne sonne plus jamais. Seulement voilà, il était 23h53, et cette satanée boîte de conserve se mettait à grésiller :

« Un meurtre à Saint-Clair-sur-Seine, inspecteur Durand. Ça a l'air brutal. »

Je n'ai pas répondu. J'ai simplement jeté mon dernier verre de gin dans l'évier de ma cuisine et enfilé mon manteau trempé. C'était la voix de ce bon vieux Julien Lefèbvre, mon partenaire depuis un peu plus de cinq ans. Si c'était lui, je voulais bien me débarrasser de ma liqueur. J'ai ouvert la portière de ma vieille Renault Mégane, et c'est là que j'ai compris que de toutes les carrières envisageables, j'étais heureux de ne pas être devenu barman vu les doses astronomiques que je me sers. La tête tournant à une vitesse folle, j'ai essayé de passer la première avant même d'avoir mis le contact. Mes mains étaient faites en béton, je ne sentais rien et elles pesaient une tonne. La clé refusait de tourner dans le contact, et après plusieurs tentatives laborieuses, j'ai finalement réussi à démarrer pour entendre ce tas de boue ronronner paisiblement. J'attrapais alors dans la poche de mon manteau mon remède éternel contre la cuite : un paquet de Lucky Strikes. Clope au bec, en route vers la scène de crime, les rues désertes de Saint-Clair étaient enveloppées d'une atmosphère oppressante, comme si la ville elle-même retenait son souffle.

Lorsque je suis arrivé sur place, les lumières clignotantes des voitures de police éclairaient faiblement les façades des vieux bâtiments. Ah, ce quartier de la vieille ville. Qui aurait bien pu tuer quelqu'un dans ce paisible endroit ?
« Bonsoir Durand » Me lança un jeune en uniforme. Jamais vu, donc pas de réponse. Ou peut-être que j'étais un peu trop imbibé pour le reconnaître. Je me suis faufilé sous les banderoles jaunes, saluant à peine les quelques agents en faction que je croisais. Le spectacle qui m'attendait dans cet appartement cossu me coupa le souffle. L'habitation était décorée comme une tente de voyante, des bougies, des livres, des tapis... Au milieu, une femme étendue au sol, avec ce qui semblait être un bout de chandelier lui traversant la poitrine. Ses doigts étaient brisés et repliés vers l'intérieur, et ses jambes avaient subies le même sort. Son visage était ouvert en deux, laissant entrevoir l'intérieur de sa boîte crânienne. Et là, posée délicatement sur son bas-ventre, une carte de tarot : Le Pape, cinquième Arcane Majeur. Je frémis en voyant la carte; ça n'avait rien à faire là. Tout compte fait, un spectacle avec un tel degré d'horreur était un remède à mon ébriété bien plus efficace que mes cigarettes.

Julien se tenait près de la fenêtre, le visage sombre. « Ça ne s'améliore pas, hein, Camille ? » lança-t-il d'un ton amer. J'ai hoché la tête sans un mot, incapable de détourner les yeux de la scène macabre. Il avait dû sentir mon haleine à un kilomètre, un mélange de whiskey, de gin et d'un futur vomi provoqué par cette scène immonde. Julien avait toujours été le pilier de notre duo, son sérieux et son professionnalisme contrastant avec mes tendances destructrices. Il avait une famille, une femme aimante et deux enfants. Moi, tout ce que j'avais, c'était mon paquet de clopes et une bouteille à moitié vide.

Marie Dupont, la médecin légiste, était déjà à l'œuvre, ses mains expertes manipulant ses instruments avec une précision chirurgicale. Marie était l'une des meilleures dans son domaine, bien que sa nature introvertie la rende difficile à approcher. « Une mort violente, assurément, mais plutôt rapide. Un seul coup porté avec ce bout de chandelier. » Elle leva les yeux vers moi. « Ce qui me chiffonne, c'est qu'à première vue toutes les autres lésions ont été faites post-mortem. Presque aucune trace de sang sur le visage alors qu'il a été ouvert comme un kinder surprise. En plus, on dirait que le chandelier semble avoir directement atterri là. Regarde. » Marie pointa alors le plafond, alors que mes yeux suivaient le mouvement. En effet, l'objet lumineux était encore accroché juste au-dessus de la victime. « Et puis la carte, ça veut dire quoi ? » Me lança-t-elle. « J'en ai aucune idée Marie... le Pape ? En dehors des délires de voyance, la victime était peut-être chrétienne ? » J'avoue que j'étais aussi perdu qu'elle.

Julien s'avança alors d'un pas. « Tout ça me semble un peu trop complexe pour être un simple meurtre. Tu as ce mauvais feeling aussi, Camille ? »

Je ressentais en effet cet effroi, la peur viscérale qui fait se dresser chaque poil de votre corps, celle qu'on pourrait presque toucher devant la mort. Mais ce n'était pas seulement l'enquête qui me terrifiait. C'était cette sensation rampante que cette affaire n'était que la pointe de l'iceberg. Que derrière ce meurtre se cachait quelque chose de bien plus sombre et dangereux. Un détail étrange m'interpella soudain : sur la table basse était posée une autre carte de tarot, celle ci couverte de sang alors que l'autre était encore immaculée. C'était celle de la Roue de Fortune, la dixième.
« J'y comprenais déjà pas grand-chose... » me dit doucement Julien, qui avait remarqué le même détail. L'odeur des bougies allumées depuis la veille peinait à estomper la senteur du sang obnubilante dans la pièce, alors que notre piètre trio se regardait sans pouvoir penser à la moindre piste.

« On va trouver qui a fait ça, » murmurai-je, plus pour me rassurer moi-même que pour les autres. Et tandis que je me replongeais dans l'horreur de cette nuit fatidique, je me rendais compte que cette enquête allait me pousser à mes limites. Et peut-être même au-delà.

Le Cartomancien. C'était ainsi que la presse allait le surnommer. Un tueur méthodique et sadique, laissant une carte de tarot sur chaque victime, comme un défi lancé à ceux qui tenteraient de le stopper. Et moi, Camille Durand, j'étais bien décidé à déchiffrer ce jeu macabre avant qu'il ne fasse une autre victime.

Le CartomancienOù les histoires vivent. Découvrez maintenant