Nous courons à vive allure.
Ils nous poursuivent depuis ce combat mené contre une horde de démons. Je l'ai libérée du sceau et nous sommes enfin réunis, sa main fusionnée à la mienne.
Nos yeux larmoyants cherchent un chemin tandis qu'une nuit écarlate nous écrase de senteurs soufrées et métalliques. Une fumée dense siffle de bouches terreuses. Des effluves de morts. Partout.
Le champ de bataille s'étend au-delà des murs d'enceinte où tout n'est plus que désolation. Nous le traversons sans oser regarder nos pieds s'enfoncer dans des flaques de boues sanglantes. Des doigts désarticulés craquent comme des branches mortes sous nos geta, c'est bien suffisant pour avoir une idée de ce que nous foulons.
Des hideurs infernales nous menacent, leur bave dégouline en désirant notre chair. Leurs griffes arrachent la glaise pourrie, la propulsent loin derrière leurs enjambées. J'entends leurs grognements ; imbroglio d'aboiements, de jappements, de mâchoires qui claquent.
Ces millions de cliquetis, clapotis écœurants, suivent ces rubans qui enjolivaient nos coiffures lors de la cérémonie. Désormais, nos longs cheveux dépourvus de parures volent, s'encrassent de cendres, en magnifiant nos funestes épousailles.
La terre gronde au rythme effréné de nos cœurs épouvantés, esseulés.
Le katana de mon père, désormais son unique héritage, est ma lumière. Bien que je doive le manier à une main, sa lame découpe le bronze érubescent de ce nimbe qui nous englobe. D'un éclat d'argent, je parviens à trancher tout obstacle matériel dans des gerbes infectées de jus purulent.
Sa respiration siffle, la mienne s'essouffle. Des sanglots d'angoisse ponctuent nos efforts.
Combien de temps allons-nous courir et fuir cet épouvantable massacre ? Quel refuge demeure exempt de souillure ? Nous ignorons tout. Nous n'avons que cette direction comme échappatoire. Tout droit. Tout droit. Toujours tout droit.
D'un revers, la manche de ma veste haori essuie la sueur qui picore mes muqueuses. Puis. Ma vision floue distingue ce chemin bordé de cerisiers qui doit nous mener à l'escalier. Il faut l'atteindre et réussir à grimper son millier de marches. Le torii du sanctuaire sera alors notre seul recours.
J'étouffe. Ma tenue m'insupporte. Elle entrave ma liberté. La sienne l'est davantage, son large obi qu'elle a exigé éclatant d'azur doit la contraindre à plus de difficultés. Je la sens faiblir. Je l'encourage. Je ne veux pas la perdre, ma fleur de neige bleue, qui ravive ma raison.
Les mâchoires se rapprochent. Leurs haleines forment une brume pestilentielle. À nos flancs, la fange se soulève. D'énormes racines croissent dans l'unique but de nous attraper les chevilles. Des épines aussi acérées que des shuriken déchirent l'ourlet de son shiromuku et de mon hakama. Je redouble mon attention, étire mes foulées, évite les embûches.
Le sol devient dur, caillouteux. La première marche se profile alors que les tentacules détruisent tout sur leur passage. Des volées de gravillons fouettent nos visages étarqués par la douleur, l'effroi, le désespoir. Seuls survivants d'un odieux rituel, nous nous échappons de l'armageddon.
Elle trébuche. Très vite, je la relève brusquement et nos yeux croisent leurs émotions. Le temps d'un battement de paupière, elle observe ma détermination, je m'enquiers de la sienne. Sans hésiter, je l'entraîne à ma suite, toujours nos paumes fusionnées l'une à l'autre.
Ça y est, nous gravissons les premières marches blanches. Témoins de l'atrocité, des pétales de cerisiers qui les couvrent, perdurent encore et enjolivent notre échappée alors que leurs hôtes originels s'embrasent. L'atmosphère devient irrespirable. Pourtant essentielle à notre survie, nous aspirons son air corrompu avec un bonheur inexprimable. Nos poumons brûlent. Nos muscles hurlent de tétanie. Qu'importe. Nous y arriverons. Déjà, les horribles cliquetis des crocs ont cessé. Nous approchons du sanctuaire, j'aperçois un trait rougeoyant. Le laquage parfait du kasagi brille et dessine notre horizon.

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Fleur de neige bleue
ParanormalNouvelle fantastique et dramatique sur fond de Japon médiéval. TW : monstres, mort.