Un - Le Tableau

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Il y avait un visage, là, dans le hall de ma maison. Un visage peint sur un tableau. Lui-même accroché à un mur défraîchi, dont le papier peint commençait à se décoller. 

D'aussi loin que je me souvienne, ce tableau avait toujours été présent. Il l'était sans doute déjà depuis bien longtemps avant ma naissance. Ce visage, c'était celui du frère de mon grand-père. Du moins, c'est ce que m'avait dit ma mère. Mais elle est morte, ma mère. Elle ne pourra plus répondre aux milles interrogations qu'elle m'a laissées au sujet de ce tableau et d'autres choses.

Quoi qu'il en soit, ce frère de mon grand-père, ou qui sait-je encore, était prêtre. Je ne crois en rien, et encore moins en un Dieu, mais cet individu m'a toujours effrayée. Il y a quelque temps maintenant, lorsque j'étais encore une enfant, j'étais persuadée qu'il me suivait du regard. Je sentais ses yeux posés sur moi lorsque je traversais le hall, la tête basse. J'apercevais du coin de l'œil ses globes oculaires rouler dans leurs orbites en quête des miens. Lorsque je tendais l'oreille, la nuit, il me semblait même entendre le souffle rauque de sa respiration irrégulière. 

J'avais bien essayé d'en parler à ma mère, de ce tableau qui nous suivait du regard. Je lui avais raconté la fois où je l'avais fixé droit dans les yeux, pendant de longues minutes, jusqu'à avoir la désagréable impression qu'il sondait mon esprit et qu'il avait atteint mon âme. Je ressens encore parfois les milliers de picotements qui avaient alors envahi ma peau, l'irritant aussi sûrement qu'autant d'insectes qui y grouilleraient à l'unisson. Le sang affluait vers mon visage et mes oreilles, battait contre mes tempes, et résonnait dans mon crâne comme si quelqu'un - ou quelque chose - tapait sur l'ensemble de mes os en même temps. Malgré tout cela, j'avais soutenu son regard, je l'avais contemplé fixement, du moins jusqu'à avoir l'impression que l'on me pelait vive. La douleur, devenue insoutenable, m'avait obligée à capituler. J'aurais aimé tenir, rien que pour prouver à ma mère que ce tableau, ce visage, bien que faisant partie de la famille, n'était nul autre que le Malin en personne.

Mais elle ne m'a pas cru, ma mère. Et même si j'avais plongé mes yeux dans ceux du prêtre des jours durant, jusqu'à en perdre la vue, elle ne m'aurait pas cru. 

Alors j'en ai parlé à mon père. C'était un homme bon, mon père. Car même s'il ne me croyait pas non plus, il ne m'a pas traitée de capricieuse et d'égoïste comme l'avait fait ma mère. Il m'a dit :

"Viens, ma chérie, allons vérifier ensemble que ce tableau n'a rien de spécial, veux-tu ? "

Alors nous y sommes allés, main dans la main. Pour moi, il a décroché le tableau, l'a retourné, et m'en a montré le dos. Il n'y avait rien, rien d'autre que du bois et quelques tâches qui témoignaient de son authenticité autant que de son ancienneté. Nous l'avons examiné ensemble, passé au peigne fin, mais rien ne ressortit de cette minutieuse analyse. Nous ne parvînmes pas non plus à déceler de quelconque signature. L'auteur avait-il voulu se montrer aussi mystérieux que son tableau ? avais-je pensé.

"Alors, tu vois, il n'y a rien à craindre." m'avait dit mon père.

J'avais acquiescé, rassurée par notre investigation. Néanmoins, alors que mon père remettait le tableau à sa place, sur le mur légèrement moins usé qu'aujourd'hui, alors que mon esprit d'enfant était déjà presque convaincu que j'eusse tout inventé, je vis sur le bois deux petites marques de brûlure, une derrière chaque œil.

***

Depuis ce jour, je n'ai plus eu aucun doute. Cette peinture, sous couvert de ses couleurs chatoyantes et de son large sourire, dissimule de sombres desseins. C'est une certitude. Aussi, je me suis mise à l'éviter. Je ne traversais plus le hall, et encore moins la nuit. Et quand j'y étais obligée, je me baissais de manière à passer en dessous. Peu m'importait que l'on me croit en proie à la folie. Au moins, ses yeux perçants ne pouvaient plus m'atteindre.

Ma mère, elle, me pensait bonne pour l'hôpital psychiatrique. Elle n'avait de cesse de me répéter, alors que je n'étais qu'une adolescente : "Ma fille, tu deviens obsédée par ce tableau. Si tu continue il va falloir t'interner !". M'interner, elle a réussi, ma mère. Les médecins, les psychiatres, les je-ne-sais-quoi en blouses blanches étaient unanimes. J'avais besoin de repos, de cachets, de suivi psychologique. Instable. Voilà ce qui était écrit sur ma fiche de soin. 

Mais, quoi qu'ils en disent, je n'avais besoin que d'une seule chose : connaître la vérité sur ce tableau.

Alors, dès que je suis sortie de l'hôpital, je suis retournée dans la maison de mon enfance. J'ai tourné la clé dans la serrure, la main tremblante. J'ai poussé la porte, doucement, puis je l'ai refermée derrière moi. Je ne voulais pas qu'elle s'échappe. 

Quelques instants plus tard, je me tenais devant la peinture que j'avais tant craint. Celle que je voyais, chaque soir, dans mes cauchemars. Je me suis postée devant elle, solidement ancrée sur mes deux jambes. Il m'a alors semblé, tandis que je plongeais mes yeux dans ceux du frère de mon grand-père, que mes pieds fusionnaient avec le sol. Je ne pouvais plus fuir. Il fallait que j'affronte le Tableau. 

Nos regards étaient fixés l'un dans l'autre. D'abord, il ne se passa rien. Puis, au bout de quelques minutes qui me parurent durer des heures, les picotements revinrent. Je les sentais sur chaque parcelle de ma peau, sur chaque millimètre de mon corps. Sans plus attendre, mon cœur accéléra sa cadence, ses battements martelant ma poitrine plus fort encore que dans mes souvenirs ; mon sang s'engouffra dans mes artères, affluant à mes tempes aussi sûrement qu'un fleuve se jette dans la mer ;  mon crâne résonna de milles bruits, tous plus assourdissants les uns que les autres. Soudain, comme si mon calvaire n'était pas assez grand, j'eus à nouveau l'impression qu'on m'arrachait la peau, qu'on tirait sur ma chair avec la force de cent hommes, qu'on la fendait avec la lame tranchante d'un couteau. Cependant, cette fois, je tins bon. Le prêtre, ou quoi qu'il fut de son vivant, semblait maintenant avoir accès à l'entièreté de mon âme.

Et je lus, au plus profond de ses yeux, qu'il savait que je venais de poignarder ma mère.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 05 ⏰

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Le Temps d'un CauchemarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant