C'est le début de l'été. La cloche de l'école sonne la dernière heure de cours, elle annonce le jour du grand départ pour le château de ma mère.
Les 5 filles du Docteur March et le chien s'entassent dans la veille simca marron, en passant par le coffre puisque les portes arrière sont depuis longtemps condamnées par la vétusté.
J'ai 8 ans. Deux nattes flanquées sur la tête tellement serrées que j'ai de la peine à la bouger. Ma robe bleu marine à bretelles de petite fille modèle. Des socquettes blanches remontent sur mes chevilles, dans mes vieux souliers à lanières. Ceux-ci ayant déjà appartenu à ma sœur ainée. Je les léguerais surement plus tard à ma petite sœur si j'en prends soin.
Le trajet débute traditionnellement, par la longue et pénible récitation du chapelet. D'un air contrit respirant la dévotion, les prières défilent sur un ton lancinant. L'une d'entre nous réprimant parfois un fou rire sous un air de fausse piété en se cachant le visage dans les mains. Un petit avant-goût du purgatoire pour nous rappeler que nous n'avons pas été mises au monde pour nous amuser. Mais qu'à force de souffrances et de sacrifices nous n'irons de toute manière pas directement au paradis. Mauvaises graines que nous sommes.
Une fois achevé ce moment de grâce il ne nous reste plus qu'une heure de trajet, à rester serrées comme des sardines dans une boîte, jusqu'à la terre sainte. Le château de ma mère se nomme la Chazette. C'est une imposante et vieille bâtisse d'autrefois, agrémentée de deux petites tourelles décoratives qui ont certainement été rajouté pour lui donner un air plus distingué. Accolé à la maison, un simulacre de château (surement construit la par prétention à l'élégance) est prêt à tomber en ruine et viens compléter de manière singulière ce tableau. Cette Chazette est accrochée à la colline de laquelle s'étendent quelques champs traversés par un ruisseau, puis la forêt à perte de vue.
Isolé du village de quelques kilomètres en contre bas, ce lieu est un havre de paix. Ce qui aurai pu être pour nous un espace de jeux et de liberté n'est qu'un refuge certain pour l'ennui. Une jolie prison dans la nature. L'endroit est idéal pour y abriter des jeunes filles sans craindre pour leur vertu. Bien entendu il a été mis en place un interdit absolu à ne pas transgresser : dépasser la pierre plantée qui symbolise la frontière entre nous et la civilisation. Entre la Terre Sainte et les pécheurs. A tel point que la sacro sainte messe dominicale qu'il serait sacrilège de manquer une seule fois dans l'année est prohibée pendant l'été puisqu'elle est célébrée au village. Au prétexte que cette messe là n'est pas dite en latin selon le rite tridentin. Vice rédhibitoire qui constitue un empêchement absolu d'y assister. Ce qui aurait été une bonne nouvelle en décembre devient tout à coup une punition en juillet.
Dans cette grande maison seul le rez-de-chaussé et le premier étage sont occupés, à défaut d'être entretenus correctement les étages suivants ne sont plus habitables. Le plancher pourrait passer au travers à tout moment.
Nous déballons nos maigres bagages dans la chambre dortoir, celle ou des barreaux se trouvent aux fenêtres, tel un rappel symbolique de ce à quoi nous devons nous attendre pour le restant de nos jours. Ils ont certainement été mis en place du temps où il y avait encore quelque chose à voler de précieux dans cette maison, c'est-à-dire surement bien avant la guerre, ne se doutant pas qu'un jour ils auraient une seconde vie et une seconde utilité.
Dès notre arrivée la Chatelaine s'attelle à allumer la cuisinière à bois. La cuisine c'est le centre de la maison et la maison c'est le centre de sa vie. Ici le confort est minimum il n'y a pas de toilettes ni de douche. Ce qui ne me préoccupe guère. Nous ne nous laverons donc pas ce soir ni même les autres soirs. Le bain c'est toute une logistique il faut remplir les grands faitouts et faire chauffer l'eau sur la cuisinière pendant des heures. Une fois chaude, l'eau sera transvasée dans la baignoire en zinc avec des casseroles, les faitouts étant bien trop lourd à porter. Le bain n'est donc prévu qu'une fois par semaine. Et ce n'est pas les villageois qui vont se plaindre de notre manque d'hygiène puisque nous ne croisons que des vaches.