Chapitre 1

27 4 16
                                    

La sonnerie retentit tandis que je ferme mon livre de français. La cour de récréation se vide, les élèves se rangent devant les salles. Je le vois passer devant moi, son regard glissant sur moi comme de l'eau sur un imperméable. Il ne remarque pas ma présence, alors que je perçois la sienne à des kilomètres. Dans ma tête, il existe, dans la sienne, non. J'abandonne rapidement l'idée de lui parler, il risque encore de se moquer de mon accent japonais. Je suis arrivée en France il y a deux mois, après que mes parents aient décidé de déménager dans le "pays de l'amour". Selon moi, c'est plutôt le pays des voix basses et des chuchotements dans le métro que celui de l'amour et de la mode, comme l'espéraient mes parents. J'essaie en permanence d'avoir l'air indifférente aux commentaires, mais c'est parfois compliqué. Malgré tous mes efforts, cela me blesse, de temps en temps. J'ai beau ne pas être bilingue, je peux aisément deviner que les conversations tournent autour de moi et de mon style vestimentaire peu commun. 


C'est uniquement au moment où l'un des surveillants arrive vers moi que je me décide à sortir de mes rêveries et à partir de mon banc pour me ranger. Je n'aime pas le voir essayer de me parler en français ou en anglais, parfois même en japonais ! Je sais qu'il tente de faire des efforts, et c'est gentil de sa part, mais je n'arrive pas à lui être reconnaissante. J'ai l'impression qu'il ne me parle pas en japonais par envie de m'aider, mais par obligation, comme si la CPE l'y obligeait. 
Manque de chance, je ne suis pas assez réactive. Heureusement pour moi, aujourd'hui, il s'est décidé à me parler en français :

- Shuasa, tu dois aller te ranger.
- Je sais Thierry, je sais. Je met mon livre dans mon sac.
- Dépêche-toi ! me presse-t-il, son ton trahissant sans aucun doute l'impatience d'aller revoir Isabelle, une autre surveillante. Il ne veut rien admettre, mais ça crève les yeux qu'il en pince pour elle.

Je ne dis rien et me dirige vers le rangement pour ma salle de classe - j'ai cours de français avec Mme Dubois - et les  regards se tournent vers moi. J'en ai marre comme pas possible. Je continue mon chemin et m'installe contre le mur, les yeux au sol. C'est uniquement au moment où la prof arrive que je bouge de mon coin. 
Cette prof m'impressionne, même si je refuse de l'avouer. Elle est très grande et a une carrure qui ferait trembler même le plus grand des colosses. Ses habits sont très serrés. Serrés, mais pas moulants. Ses cheveux, redressés en un chignon haut, sont plaqués sur son crâne. Ses talons résonnent lorsqu'elle marche. Son look est très droit et carré, et cela correspond à son caractère : elle est très élitiste. Elle est beaucoup plus gentille avec les élèves qui réussissent scolairement parlant, mais intransigeante avec ceux qui ont des difficultés et les cancres. Elle ne m'aime pas du tout, car je n'ai pas de bonnes notes. J'aimerais juste la voir, elle, au Japon. 

***

Le reste de la journée passa tranquillement, avec toujours quelques remarques désobligeantes,  des imbéciles qui sont venus vers moi en faisant des yeux bridés avec leur doigts, et qui m'ont dit こんにちは (bonjour) avec un accent complètement stupide qui n'a absolument rien de japonais. 

Toujours est-il que, après les cours, je vais chercher ma fratrie à l'école primaire. Ma sœur s'appelle Yumi et mon frère Haruto, ils sont jumeaux et ont 6 ans. Ils sont très heureux d'avoir déménager en France, et ils adorent l'école. Ils aiment autant rentrer à la maison avec moi, en me racontant le récit décousu sans queue ni tête de leur journée.

J'attends un petit peu devant leur école, et, lorsqu'ils sortent et me voient, je vois un sourire rayonnant se peindre sur leurs visages, et ils courent vers moi.

- Shuasa ! C'est nous ! me crie mon petit frère.
- Oui, c'est nous ! renchérit ma petite sœur. 
- C'était bien l'école ? je demande, sachant pertinemment que la réponse allait être positive.
- OUIIIII ! s'écrièrent les jumeaux. 
- Vous me racontez ?
- OUIIIII !

Nous nous dirigeons vers notre appartement du cinquième arrondissement, tandis que ma fratrie ne fait que parler. J'aime beaucoup les écouter. Ils ont un optimisme très enfantin et voient le bien partout.
Arrivés devant le pied de l'immeuble, je vois cependant leur visage se ternir : des adolescents nous observent avec un rictus mauvais au coin de la bouche, me brûlant l'esprit.
Je prends la main de Yumi et Haruto, les sentant se serrer contre moi.

- Allez, on ignore, murmurai-je, ma voix tremblant légèrement malgré moi. 

Les jumeaux restent silencieux, la tête basse. Chaque pas que je fais semble plus lourd que le précédent, mais je continue. Yumi, d'une voix douce et innocente, demande : 

- Pourquoi ils sont méchants, Shuasa ?
Je serre les dents, forçant un sourire qui se veut rassurant.
- Parce qu'ils ne comprennent pas, Yumi. Ils ne comprennent pas pourquoi on ne se rabaissent pas, pourquoi on n'est pas comme eux. Ils ne comprennent pas le fait qu'on peut être différent.
- Mais, si on est différent, ça veut dire qu'on est moins bien ?  m'interroge Haruto, hésitant entre les pleurs et la colère.
- Bien sûr que non ! je m'exclame. On peut ne pas être pareil, et être super ! Par exemple, tu es différent de Yumi, mais ce n'est pas pour ça qu'elle est meilleure que toi. Et puis, chacun est fort quelque part. Par exemple, nous, tous les trois, on ne parle pas très bien français, mais on bat tous les autres à plate couture en japonais. Tu comprends ce que je veux dire ?
- Si, je parle très bien français*, me répondit simplement ma sœur avant d'éclater de rire, suivie de près par mon frère et moi.

C'est pour ces raisons que j'adore les Yumi et Haruto. Ils comprennent vite, mais ont une capacité surprenante à tourner le plus grand des malheurs en vaste blague.

Je tourne la clé dans la serrure de l'appartement, et une odeur chocolatée m'emplit les narines. Je sens que ma mère a fini plus tôt, aujourd'hui, et qu'elle a eu le temps de rentrer nous préparer un goûter.

- Coucou Maman ! On est rentré ! crie les jumeaux.
- Coucou mes chéries ! Les cours étaient bien ?

Je salue rapidement ma mère et file dans ma chambre faire mes devoirs. Je suis sur le point d'entamer un exercice complexe quand mon téléphone sonne. Je le saisis et une mystérieuse notification s'affiche sur l'écran.


*elle le dit en français.

LABYRINTHE MORTELOù les histoires vivent. Découvrez maintenant