E L I O T

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La pluie s'abattait en ruisseaux tremblants sur les carreaux, traçant des lignes floues comme de petites veines éphémères. Elle formait un flux continu, un battement hypnotique qui s'égrenait dans le silence de la pièce. Il n'y avait rien d'autre que ce murmure régulier, une sorte de musique sourde qui berçait les pensées d'Éliot. Depuis son fauteuil près de la fenêtre, il fixait les gouttes s'écraser et glisser, un ballet discret mais capiteux, presque apaisant.

Éliot aimait les jours de pluie. Tout devenait immobile, figé dans une sorte de léthargie humide qui convenait parfaitement à sa lassitude. Il avait enroulé une couverture autour de ses épaules nubiles, un geste machinal, même s'il ne ressentait ni froid ni chaleur. Ses os frêles semblaient couverts de porcelaine sous sa peau, presque translucide sous la lumière grise.

Il jeta un coup d'œil vers la table à côté de lui. Sur un plateau, un bol de soupe et une pomme attendaient, intouchés. Cela faisait plusieurs heures qu'ils étaient là. Éliot les observait comme on examine une photographie : une scène figée, qui n'avait rien à voir avec lui. La faim ? Il savait qu'il avait perdu tout contact avec cette sensation, devenue étrangère. Il se rappelait pourtant les premiers jours où il avait commencé à s'en détacher, à sentir cette sorte de plaisir déroutant dans la maîtrise qu'il exerçait sur son propre corps.

Tout avait commencé au printemps dernier, alors qu'il observait son reflet dans le miroir de la salle de bains, comme pour se redécouvrir après l'hiver. Il s'était senti à l'étroit dans sa peau, comme un étranger, un habitant piégé dans une maison aux murs trop épais. Il avait commencé à réduire les portions, d'abord avec prudence, puis avec une dévotion croissante. Ce qui n'était qu'une simple curiosité avait tourné à l'obsession, une sorte de fascination silencieuse pour le contrôle, un besoin de calculer, de réduire, de se contenir.

Assis dans cette pièce silencieuse, Éliot entendait le grondement sourd de son estomac, un bruit presque imperceptible, un écho lointain. Il posa une main hésitante sur son ventre, fin comme une feuille, une main sur cette surface plate qui ne réclamait plus rien. C'était une victoire, une défaite ? Il n'en savait rien.

Ses parents s'étaient inquiétés. Avec des regards, d'abord. Puis des mots plus insistants. Sa mère avait même tenté de le raisonner en lui préparant tous ses plats préférés, comme si l'odeur capiteuse d'un gratin fumant pouvait réchauffer son appétit envolé. Mais Éliot s'était toujours montré persuasif, habile. Ce n'était pas qu'il ne mangeait pas, seulement un peu moins, "juste assez" leur disait-il. Une litote pour masquer un gouffre de vide.

Elle l'avait un jour pris entre ses bras, dans un geste d'urgence, comme si elle craignait de le voir se briser. Ses mains tremblantes avaient caressé son visage aux joues creuses, elle avait senti la peau fine qui recouvrait son visage. Il avait fait mine de sourire, par habitude, comme pour dire que tout allait bien, qu'il n'avait besoin de rien. Et c'était vrai, en quelque sorte. Ce besoin d'être léger, ce sentiment d'absence, c'était devenu pour lui une forme de réconfort étrange, un moyen d'apaiser cette angoisse qui le rongeait sans qu'il en comprenne la cause.

Les mois avaient passé, et les marques de cette métamorphose subtile s'étaient incrustées en lui, visibles comme des cicatrices invisibles. Ses amis s'étaient éloignés, d'abord avec des plaisanteries, puis avec des questions auxquelles il n'avait jamais su répondre. Il avait décliné chaque invitation à sortir, chaque déjeuner entre camarades. Ils le regardaient désormais avec cette inquiétude qu'on réserve aux secrets dont on a honte.

Un jour, Léo, son meilleur ami depuis toujours, l'avait confronté en classe, un sourire forcé aux lèvres, comme s'il espérait que l'humour pourrait tout arranger. « Hé, mec, tu veux pas te reprendre un peu ? Tu disparais ! » Éliot s'était contenté de hausser les épaules, esquivant d'un regard fuyant. Qu'aurait-il pu répondre ? Il n'avait pas de mots pour cette chose en lui qui dictait son quotidien.

E L I O TOù les histoires vivent. Découvrez maintenant