Tout est terne à Pricetown. Repoussante aux premiers abords ce patelin de l'état d'Ohio a tout de même le charme de ses larges plaines vertes. Toute la ville est construite sur cette étendue rurale où la modernité perce à peine et où les poulets continuent à être les habitants majoritaires.
Maîtres et volatiles habitent des fermes isolées en périphérie de ce qui constitue le bourg, c'est-à-dire quelques rues et une poignée de petits commerces. La vie de famille est un vieux tableau. Les femmes font l'école à la maison, s'occupent des enfants et des animaux, puis de la maison et encore des animaux et des enfants. Les pères, ces fermiers à l'attitude plus que rustique, s'occupent des champs puis de leur image. Ils se pavanent dans la localité avec leur dernier investissement. Le dernier engin agricole, le pick-up ou le dernier fusil pour signifier que les affaires vont bien au pays des fermiers machos, même si dans la marmite ne bouillonne que du maïs et des pommes de terre. Tous ou presque s'accommodent de ce mode de vie. Les adolescents sont eux plus divisés. Les plus rebelles, bercés par les appels des réseaux sociaux, s'en vont du jour au lendemain, parfois même sans avoir prévenu leurs parents. Bercés d'illusions, ils s'en vont tenter leur chance dans de grandes villes de l'état ou plus loin encore pour les plus téméraires. Malheureusement, la moitié d'entre eux est complètement fracassée par l'expérience. Un quart seulement revient, tandis que les autres restent là où ils ont atterris, se marginalisant plutôt que de revenir pousser le portail de la ferme. Tout, sauf cette vie de merde pleine de terre sous les ongles se disent-t-ils. Ce sont ces histoires et bien d'autres que Pricetown cache sous ses jupons. Découvrons en une au hasard.
L'un des points les plus animés de la ville n'est autre que la supérette. Avec seulement quatre rayons et deux armoires réfrigérées, c'est une attraction. Tous les habitants s'y arrêtent au moins une fois par semaine, voir plusieurs fois par jour pour ceux qui veulent colmater la brèche laissée par l'alcool.
La gérante Janice est nouvelle en ville. Cette femme de cinquante-cinq ans qui auparavant écrivait des articles pour un magazine de décoration et d'aménagement se consacre ici à sa seconde vie. Les nouvelles recrues blondes et bien roulées ont eu raison de cette cinquantenaire aux cheveux blancs et aux jupes en dessous du genou. Même si elle n'avait pas été gâtée par la nature, Janice avait toujours bien fait son travail, quitte à le faire passer en premier dans sa vie et demeurer sans enfant ni mari. Pour autant, à Pricetown, elle n'a rien d'une vieille fille. C'est une femme de goût avec de bonnes manières qui prend soin d'elle et cela n'a pas échappé à la gente masculine. Les plus motivés à la séduire, souvent de vilains libidineux, sont ses clients les plus assidus. Pas toujours célibataires, ils aiment s'attarder à la boutique espérant un rendez-vous ou tout au moins son numéro de téléphone. Elle les ferait presque oublier leurs épouses toujours le front en sueur, les cheveux décoiffés et en habits de ferme imprégnés d'une odeur de sueur et de bouse. Sans le savoir, ils perdent leur temps car ce qui intéresse notre nouvelle commerçante c'est l'argent qu'ils ont au fond des poches. Et puis quand elle a fini de s'afférer à la boutique, elle s'occupe sans leur concours, dans sa maison à l'entrée de la ville, une bâtisse assez ancienne mais pleine de charme. L'extérieur dont le blanc a été altéré par les affres du temps est fait de boiseries. Un large escalier de cinq marches pavées en granit rouge, mène au porche de la maison. Cette dernière est spacieuse et le bon goût de Janice avait rendu l'intérieur chaleureux. Une cheminée retapée, des plaintes en porcelaine flambant neuves, des moulures au plafond et des sièges de fenêtre capitonnés venaient rehausser l'ensemble. Ce soir encore, à vingt heures pile, Janice ferme boutique et sur la route, chante à tue tête. C'est une belle soirée qui s'annonce. Les températures annoncent l'été, en étant particulièrement douces. Elle est d'avance ravie de finir sa journée dans son luxueux et douillet fauteuil en tricotant et en écoutant en boucle Come fly with me de Sinatra, ce morceau entêtant qui lui rappelle son ancienne vie, la ville et les strass. Elle avait mis sa plus belle robe pour le dernier concert du chanteur au Fukuoka Dome. Le journal qui l'employait désirait l'envoyer au Japon afin de rédiger un papier sur la décoration d'hôtels à Tokyo. Elle n'était pas emballée mais quand le lieu et les dates de la tournée d'adieu de Sinatra ont été publiés, elle a foncé. Cela ne pouvait relever du hasard, elle, une fan absolue du chanteur, ne pouvait passer à côté d'un tel évènement. Le jour dit, la salle était pleine à craquer et une lumière bleue était projetée sur l'assistance de sorte que le chanteur puisse voir les personnes venues l'applaudir. Cela n'aurait pas été possible si la salle avait été plongée dans le noir complet et la quinquagénaire qui a souri du début à la fin du concert, ne serait pas encore aujourd'hui persuadée que Franck l'a remarquée.
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L'effet papillon
Short StoryJanice a quitté New-York pour une petite ville rurale où elle a ouvert une épicerie. Sa vie semble paisible mais à quelques kilomètres de là, Deshawn aussi a fait des choix parce qu'il n'en peut plus d'être victime de ceux des autres. Deux existence...