Chapitre 1

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Chapitre 1

Il est 2h25 du matin.

Enfin ! Mon service au casino se termine. Je sors, épuisée par cette nuit interminable, en me massant la nuque. Jongler entre des cours intensifs la journée et le travail de nuit devient un défi de plus en plus lourd à supporter. Et puis, il y a ces clients... Ces gens qui croient que leur fortune leur donne le droit de nous traiter comme des moins que rien, nous, les serveuses du bar.

Je trouve mes clés au fond de mon sac à main, les doigts encore engourdis, et me glisse dans ma voiture, le siège m'accueillant comme une oasis de calme après l'agitation du casino. Une seule envie : retrouver mon appartement, ce petit refuge perdu en banlieue londonienne, loin du tumulte.

Arrivée chez moi, je laisse tomber mes affaires sur une chaise, me traîne jusqu'à la douche, et laisse l'eau chaude chasser un peu de cette fatigue accablante. Le corps encore endolori, je me jette enfin dans mon lit, espérant que cette fois, le sommeil me sera clément.

Mais le téléphone vibre brusquement sur la table de nuit, brisant le silence, et un soupir d'agacement m'échappe. Encore un message. Je saisis mon téléphone, les yeux mi-clos, espérant un signe de Taylor... mais ce n'est qu'un énième mail automatique. Une relance pour la facture d'électricité impayée. Voilà bien le dernier rappel dont j'avais besoin. Je serre les dents et repose l'appareil sur la table, exaspérée.

— Allez, réponds, Taylor... Juste une fois, fais-moi signe, murmuré-je, résignée.

Cela fait maintenant deux mois et demi que mon frère, mon unique frère, n'a plus donné signe de vie. Même si notre relation n'a jamais été simple, je tiens à lui, au fond. Il est tout ce qu'il me reste. Nos parents ont quitté ce monde il y a six ans, happés trop tôt, trop brutalement. J'avais seize ans, et ma vie a pris un tournant ce jour-là.

Nos parents étaient aimants, mais toujours absorbés par leur travail et par l'ombre des problèmes de Taylor. La vérité, c'est que j'ai toujours eu le sentiment d'être reléguée au second plan, comme si je devais m'effacer devant les crises de mon frère. Ils faisaient de leur mieux, je le sais. Mais leur quotidien était rythmé par les urgences à gérer, les dépenses pour les thérapies de Taylor, les appels désespérés au milieu de la nuit... Leur amour était là, je le sentais, mais il était souvent étouffé par la fatigue et le stress.

Après leur départ, il n'y avait plus qu'une personne sur qui je pouvais vraiment compter : Mamie. Elle m'a recueillie, entourée, gâtée comme une grand-mère sait le faire. Avec elle, tout était douceur et bienveillance. Elle savait préparer mon plat préféré chaque dimanche, elle adorait m'emmener chez le glacier du coin, et elle trouvait toujours un petit cadeau, un livre ou un bijou, pour me montrer que j'étais aimée. Mamie, c'était ce cocon de chaleur et d'amour inconditionnel dans ma vie, une bouffée de réconfort que rien ne pouvait troubler.

Quand elle est partie, il y a deux ans, j'ai ressenti un vide indescriptible. C'est comme si le seul pilier qui me restait avait disparu, me laissant face à mes propres démons. J'ai quitté le Canada, espérant échapper à cette solitude qui m'engloutissait, et surtout à ce quotidien empoisonné par les crises de Taylor.

Taylor, mon frère, mon protecteur et parfois mon bourreau. Il a toujours eu un penchant pour les ennuis. Au fil des ans, ses crises de schizophrénie, exacerbées par l'alcool et la drogue, sont devenues de plus en plus fréquentes, de plus en plus violentes. Papa était là pour tempérer les choses, mais après sa disparition, c'est moi qui ai dû encaisser. Ses accès de colère se déchaînaient contre moi. Je savais qu'il ne contrôlait pas vraiment ce qu'il faisait, mais ça n'enlevait rien à la douleur ni à la peur qui s'installaient en moi chaque fois que je le voyais sombrer.

Je soupire, encore allongée dans mon lit, fixant le plafond dans le silence de la nuit. Pourquoi est-ce qu'il ne répond pas ? Il était censé m'envoyer une pension le 5, et aujourd'hui nous sommes déjà le 12. Encore une fois, je vais devoir puiser dans ce qui reste de l'héritage que Mamie m'a laissé. Elle avait tout prévu pour que je puisse étudier sans tracas, pour que je commence ma vie en sécurité. Grâce à elle, je n'ai jamais manqué de rien. Mais tout ce qu'elle m'a laissé s'amenuise, mois après mois.

Je me redresse, la frustration montant en moi. Pour compenser, j'ai dû demander des heures supplémentaires à mon patron au casino, accumulant les services de nuit pour subvenir à mes besoins. Parfois, je me demande jusqu'où cela ira, cette spirale sans fin.

Un miaulement doux rompt le silence. Un sourire se dessine sur mes lèvres alors que Mada, mon sacré de Birmanie, s'approche avec un plumeau entre les pattes. Il est le dernier cadeau de papa, un souvenir tangible de cette époque révolue. Ce chat, c'est mon trésor, mon ancre. Il m'a suivie jusqu'ici, et jamais je n'aurais pu le laisser à Taylor ! Dieu seul sait ce qu'il aurait pu en faire... Peut-être l'aurait-il vendu pour quelques billets, juste pour assouvir ses besoins destructeurs.

Mada saute sur le lit et vient se blottir contre moi. Tandis que je caresse son pelage soyeux, je tente de rappeler Taylor une énième fois, laissant mon pouce appuyer mécaniquement sur la touche de rappel.

— Quelle bêtise as-tu encore faite, Taylor... murmuré-je, fatiguée, désespérée.

La fatigue finit par m'engloutir, mes paupières se ferment lentement, et je me laisse emporter dans un sommeil lourd, Mada ronronnant doucement dans mes bras. Demain, il me faudra affronter une nouvelle journée, avec l'espoir vain que peut-être, cette fois, Taylor répondra.

L'ombre de mon âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant