Chapitre 4

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Yano

Cyril me parle, mais je n'écoute pas un strict mot de son babillage. Je fixe sa nuque. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu'au fond de moi, j'ai le secret désir de l'étrangler. Elle a une belle nuque, fine, blanche comme une porcelaine, et parfumée. Je peux humer son parfum sucré, légèrement vanillé, depuis ma place. D'une seule main, je pourrais la briser. Elle a attaché ses cheveux en chignon. Ça fait plus de quatre ans que je ne l'ai pas vue une seule fois les cheveux lâchés dans son dos, comme autrefois. On dirait qu'elle prend un plaisir méticuleux à dissimuler son physique. Elle s'habille comme un sac ; elle porte des frusques qui datent de Mathusalem. La mode, elle s'en fout et ça se voit. Avant, elle faisait attention. Elle portait des jupes, affichait une poitrine de plus en plus généreuse au fil des années. Mais depuis Mael, elle a tout laissé tomber. C'est affligeant de se laisser dépérir à ce point-là. En réalité, elle m'agace horriblement. J'ai toujours su ce qu'elle ressentait pour Mael, mais être à ce point masochiste... elle aurait dû penser au suicide, je grommelle intérieurement, en n'en pensant pas le moindre mot. Si elle s'était tuée, je ne... Peu importe ! Cette fille est affligeante.

Cyril continue de badiner sur je ne sais quoi, probablement son prochain coup du soir. Je pianote sur la table les notes d'une musique qui me revient en leitmotiv, comme si j'avais un piano sous les doigts, Rachmaninov, un morceau du concerto numéro 2. Rine tourne la tête dans ma direction et me fusille en bonne et due forme. Je me crois obliger d'insister en appuyant plus fort sur la table. Je l'entends grogner et je ne peux empêcher un sourire de poindre sur mes lèvres. Je crois qu'en fait, j'ai toujours aimé l'aiguillonner, du plus loin que je me rappelle.

J'écoute la prof d'une oreille distraite qui parle de la théorie générale de l'emploi basée sur les traités de Keynes, et je songe un instant que celle-ci est plutôt séduisante pour une conférencière d'économie politique. Sa voix coule comme du miel ; cela change du vieux grincheux de ce matin qui m'a appris à dormir les yeux ouverts. Mais elle a beau être mignonne, elle a beau raconter des trucs intéressants sur la question de la conservation de l'argent de la part des particuliers, empêchant l'égalité entre l'offre et la demande, je n'arrive pas à me concentrer. Je repense à cette garce de Cécilia et à son fiel qui a jailli de ses lèvres comme du vitriol. Rine ne dit rien ; cette fille ne dira jamais rien. Pour qu'elle hausse le ton, il faut forcer ses bonnes dispositions, et celles-ci sont infiniment larges, j'ai pu en juger. Je n'ai réussi qu'une seule fois à la mettre en rogne. L'année de nos dix-huit ans. C'était deux ans après Mael. Elle s'est elle-même façonnée son image de glaçon, de fille intouchable, de sainte-nitouche. Quelques mecs ont bien essayé de l'inviter, de la séduire, de la sauter, mais elle les a tous repoussés, les uns après les autres, avec une obstination fascinante. En lui donnant son surnom, j'ai achevé de créer son œuvre. J'ai fait en sorte que plus aucun gars du lycée et de la prépa ne s'intéresse à elle. Après tout, j'ai exaucé ses désirs. Mais les rumeurs sur son compte lui ont déplu et elle s'est énervée, soufflant tous les noms d'oiseau qu'elle connaissait, et en ayant grandi avec Mael et moi, elle en connaît un bon nombre. Elle m'a giflé. C'est la seule fois où elle a levé la main sur moi, les larmes aux yeux, comme si j'outrageais notre passé, une amitié qui n'existait plus, qui avait fondu dans les limbes. Elle voulait s'y raccrocher ; je voulais qu'elle disparaisse.

La prof aborde la loi de Jean-Baptiste Say. Je n'écoute plus. De toute façon, je sais déjà tout ce qu'il y a à en savoir.

Cyril me donne un coup de coude pour attirer mon attention. Il me parle d'une soirée à L'emporte-pièce. Je lui promets d'y aller. Tout pour ne pas avoir à rentrer chez moi. Les trois quarts de notre promo doivent s'y rendre, mais j'imagine que Rine ne viendra pas. Personne n'a dû l'inviter, de toute façon. Il m'arrive quelquefois de me trouver cruel, mais, même en le sachant, je n'arrive pas à culpabiliser de la faire souffrir, comme si de savoir qu'elle souffrait m'apportait un étrange réconfort.

À la fin du cours, Rine quitte l'amphi comme un fantôme. Personne ne la regarde, personne ne la remarque. Elle glisse dans ses vêtements trop grands pour elle. Sous son gilet miteux, je distingue l'un des vieux t-shirts de Mael, et une bouffée de colère envahit mon visage. Cyril me demande si quelque chose ne va pas. Je hausse les épaules sans répondre et quitte précipitamment l'amphi pour aller dans le parc m'allumer une clope. Dans le couloir, je croise Cécilia qui ne m'adresse pas un regard, la nuque raide comme si on lui avait coulé du plomb fondu entre chaque vertèbre. Je m'avance vers les portes et, pour une raison incongrue, je fais demi-tour, la rattrape et la saisit violemment par le bras au point qu'elle émet un glapissement.

« Yano, putain, lâche-moi », s'écrie-t-elle.

Son petit groupe de copines piaille autour d'elle pour m'obliger à la lâcher, mais je me penche vers elle en les ignorant et murmure près de son oreille : « Mael a choisi tout seul. Alors, arrête de la faire chier.

- C'est toi qui dis ça, siffle-t-elle. Tu es mal placé pour me faire la leçon.

- Dans ce cas, laisse-moi m'en charger. Je suis bien meilleur que toi pour lui briser le cœur », je plaisante, l'air de rien.

Elle m'adresse un regard glacial. « Je me demande comment Mael a pu être ami avec toi. Tu es l'un des pires connards que je connaisse.

- Sûrement parce que Mael est loin d'être l'ange que tu imagines », je réplique.

Je devine au fond de ses prunelles vertes l'envie qu'elle a de me gifler, mais elle la refrène. Une par jour doit suffire à son bonheur. Elle se contente de hausser les épaules.

« Fais ce que tu veux » me lance-t-elle en s'éloignant.

Cécilia et Mael sont jumeaux, mais je me suis toujours demandé de quelle manière la nature avait concocté deux êtres nés d'un même œuf aussi dissemblables que ces deux-là. Cécilia est une vipère. Elle l'a toujours été, depuis qu'on est tout môme. C'est sans doute pour cela que, quoi qu'on ait pu faire, gamins, elle ne venait jamais jouer avec nous. Elle n'aimait pas nos jeux et passait son temps à se plaindre. Elle tirait constamment les cheveux de Rine au jardin d'enfants et à l'école, si bien que Mael était sans arrêt en train d'intervenir pour la défendre. Rine savait très bien se défendre toute seule, mais elle n'osait pas le faire contre Cécilia parce que c'était la sœur de Mael. Voilà une chose qui n'a pas tant changé finalement. Cette connasse de Cécilia en profite aisément. Accuser Rine de tous les maux est plus commode que de se regarder dans un miroir. Il m'arrive souvent d'agir de la même façon. Rine a le dos si solide qu'il est plus facile de s'attaquer à elle pour oublier ses propres erreurs.

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No Love No Fear (Hachette Black Moon, sortie le 13 janvier 2017)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant