Jusqu'à la lie

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1 er novembre 1981

Dumbledore contemplait l'homme affalé en face de lui sur un fauteuil de son bureau. Pour une fois, il se sentait complètement désemparé, désarmé face à cet abîme de désespoir au fond duquel sa raison menaçait de disparaître. Les évènements s'étaient précipités, et avaient pris une tournure à laquelle il ne s'attendait pas. Les Potter n'auraient pas du mourir ! A quel moment la machine s'était-elle enrayée ? Et pourquoi maintenant, après plus d'un an ?

Black... marmonna-t-il en jetant un coup d'œil rageur à un des nombreux tableaux qui ornait les murs de la pièce, qui représentait un vieil homme assoupi sur un fauteuil. Il n'arrivait pas à croire que Black ait pu trahir ses amis. Et s'il n'agissait pas vite, ce serait bientôt trois morts et non plus deux qu'il aurait sur la conscience. Il reporta son attention sur le jeune homme effondré

Oublié, le maintien étudié, digne, lointain et rigide, que le plus jeune Maître des potions depuis la fondation de l'école avait adopté pour étouffer dans l'œuf toutes velléités de rapprochement qu'auraient pu avoir des élèves à peine plus jeunes que lui, et qui pour certains l'avaient connu encore étudiant lui-même. Depuis qu'il l'avait guidé, presque porté, jusqu'à ce siège, il gisait là, inerte, affaissé sur lui-même tel une marionnette dont on aurait coupé les ficelles, il avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et ses longs cheveux noirs masquaient son visage trop pâle. Son corps était traversé à intervalles réguliers de longs frissons, et de tremblements qu'il ne cherchait pas à contrôler, et il s'accrochait aux accoudoirs d'une manière presque désespérée, comme s'il avait peur, s'il les lâchait, de s'écrouler sur le plancher. Les sanglots qui secouaient spasmodiquement ses épaules n'amenaient plus de larmes à ses yeux. Il avait épuisé ses larmes. Et la plainte rauque, inhumaine, qui s'échappait de sa gorge avait de quoi glacer le sang.

Depuis un an, le vieux mage avait peu à peu appris à 'décoder' le jeune homme, qu'il n'avait jamais pris la peine d'essayer de le comprendre lorsque naguère, il était encore l'un de ses étudiants.

En bon Gryffondor, il avait alors toujours pris le parti de ceux qui, il fallait bien l'avouer, le persécutaient depuis l'âge de onze ans, et cela même la nuit où Black, déjà lui, était vraiment allé beaucoup trop loin, en l'envoyant à la rencontre d'un loup-garou en pleine transformation, manquant de justesse de provoquer un drame qui aurait pu coûter plusieurs vies. Comment avait-il pu sous-estimer à ce point l'injustice de ses jugements, et les conséquences qui pourraient en découler.

Il le regrettait maintenant. S'il avait agi autrement à ce moment-là, s'il avait reconnu à leur juste valeur les qualités du garçon, au lieu de le juger d'après sa Maison et son attitude distante. S'il avait été moins partial, peut-être aurait-il pu le garder du bon côté. Mais il l'avait abandonné.

Parce qu'il était un Serpentard.

Parce qu'il était beaucoup trop secret.

Parce qu'il était beaucoup trop sérieux aussi, peut-être... il manquait cruellement de fantaisie à son goût. Il n'avait ni l'assurance d'un James Potter, ni le charme d'un Sirius Black, ni la gentillesse d'un Remus Lupin, toutes choses qui l'incitaient à considérer les frasques des Maraudeurs comme d'innocentes plaisanteries. Seraient-ils allés aussi loin s'il s'était montré plus sévère avec eux ? Tout ce qu'il avait trouvé pour les brider un peu avait été de nommer Préfet le plus raisonnable d'entre eux... sans tenir compte de la dette que celui-ci pensait avoir envers les autres, qui le rendait, lui aussi, beaucoup trop indulgent.

Renfermé, orgueilleux, trop intelligent pour se confiner aux programmes établis et brider le potentiel qu'il avait en lui... Il avait régulièrement surpris le jeune Snape à expérimenter des sorts de son invention, de plus en plus complexes, et hélas de moins en moins recommandables, au fur et à mesure que les années passaient. Oui, il était doué, très doué... trop doué. Et c'était finalement peut-être la raison pour laquelle il l'avait condamné sans jugement, aussi arbitrairement. Il lui avait rappelé un autre Serpentard, à une autre époque, qu'il n'avait pas su garder sur le bon chemin, et il n'avait pas voulu s'exposer à un autre échec. Alors, il avait choisi la lâcheté, il avait préféré détourner les yeux.

Le Veilleur dans l'Ombre - préquelle - Le Broyeur d'AmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant