Nouvelles, Première - Jusqu'au quai de la gare

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Aujourd'hui, il fait particulièrement moche. Le vent frais de novembre me brûle le visage et s'engouffre sournoisement dans les défauts de ma parka. Mes joues ont toujours eu la fâcheuse habitude de prendre la couleur d'un camion de pompier dès que la température frôle les dix degrés. C'est peut-être très mignon pour ma mère, mais pour moi c'est tout sauf glamour... Les gens pensent toujours que je suis mal à l'aise ou pire, que je suis amoureuse d'eux! Alors que la plupart du temps, ils me font autant d'effet qu'un brochet. Sauf dans le cas de Louis, mais ça, c'est autre chose.

Mon jardin est recouvert de givre et l'herbe glacée semble pétrifiée dans le temps. De la neige fondante tapisse encore quelques coins ici et là, comme si elle me narguait, me prévenant qu'une autre fournée va encore venir. Le ciel est encore très sombre à cette heure-ci, comme si un poulpe géant déversait toute son encre dans l'atmosphère.

Je resserre mon foulard pourpre pour essayer vainement de laisser moins de froid entrer et sors mes écouteur pour les enfoncer dans mes oreilles. Je prends mon sac de cours, le balance sur mon épaule et attrape mon classeur. Je m'apprête à franchir le seuil lorsque sa voix m'interpelle.

-Estelle, attends! a-t-elle dit de sa voix éraillée. Tu ne veux pas me dire au revoir avant de partir pour l'école?

Je me retourne vers ma mère. Elle est toujours dans son long pyjama à fleur et est en train de boire un thé brûlant. Elle n'a jamais eu l'air aussi exténuée. De longs cernes noirs paradent sous ses yeux et ses joues creusée laissent apparaître quelques rides. Ma mère semble avoir pris un de ces coups de vieux, depuis ce jour-là, depuis qu'on lui a annoncé sa tumeur au cerveau. Ses chimios l'ont éreintée, presque anéantie, mais le plus important pour le moment c'est qu'elle avait survécu, que le cancer avait disparu.

-J'ai pas l'temps, maman, ai-je déclaré en faisant mine de regarder l'heure sur mon téléphone. J'vais rater mon train.

-Ah, d'accord. A tout à l'heure, alors, ma chérie.

J'émerge enfin dans le grand froid et m'éloigne à grandes enjambées de mon allée. J'allume mon mp3 pour laisser mon esprit divaguer au son de London Grammar. Une petite tête grise apparait dans l'embrasure juste avant que maman ne referme la porte. Ses grand yeux jaunes m'examinent un moment puis Babel vint se frotter à mes jambes en ronronnant. Il m'accompagne sur quelques mètres avant de s'enfuir sans un buisson pour aller sans doute faire ce que tous les chats font, dormir.

Babel était mon chat depuis que j'avais huit ans. On l'avait trouvé, avec ma mère, égaré au fin fond de mon jardin. C'était un chat errant qui ne semblait pas avoir mangé depuis des jours. Il était là, paumé, sale et mal au point, et la mignonne petite fille que j'étais voulait absolument le prendre sous son aile. Je me souvient avoir joué au vétérinaire toute la journée et prié ma mère pour le garder. Maman avait décidé de l'appeler Babel, en l'honneur de la fameuse tour, mais moi je m'obstine à toujours l'appeler Bagel. Je préfère vachement un sandwich à de vieilles ruines.

Je me demande si j'aurais fait la même chose aujourd'hui.

Aujourd'hui, j'aurais sûrement pensé d'abord aux conséquences, aux difficultés que sa apporterait, au prix de la bouffe, au fait que je devrais tout le temps changer sa litière... J'aurais pensé aux maladies, aux puces et toutes ces choses là...

J'crois que je préfère encore être un enfant.

Les gosses ne se préoccupent de rien. Ma plus grande inquiétude quand j'étais gamine c'était de savoir si j'allais donner la main à ma meilleure amie ou si mon doudou préféré avait survécu au supplice de la machine à laver. Aujourd'hui, je suis obsédée par mes cours, mes devoirs, l'étude, mon avenir, mes amis, ma mère... Ma journée se résume à des horaires. Se lever, se préparer, marcher, aller en cours, voir ses amis, faire ses devoir, dormir. Un cycle sans fin que personne ne parvient à rompre. Une vie faite de tracas et d'obsession de l'ordre et d'habitudes.

StellaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant