Bestiaire d'altitude (1/2)

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Les bulletins météo étaient formels et prédisaient un grain magnifique ce jour-là. Une de ces perturbations rares qui déchiraient le ciel et lessivaient la plaine, que seuls nos étés chauds et humides sont capables d'offrir. En toute franchise, si le phénomène se reproduisait, je n'hésiterais pas une seconde ; je m'envolerai de nouveau, accroché à mes ballons et à ma bonne fortune, pour plonger tête baissée dans la tempête, dans l'espoir de contempler encore une fois la vision la plus fantastique de ma vie.

Mon entreprise concluait un pari, plutôt idiot comme d'habitude. Ce jour-là, je m'apprêtai à m'envoyer en l'air, au sens propre, assis sur une chaise de jardin. J'y avais suspendu des ballons gonflés à l'hélium — quarante-deux pour être précis, en espérant que ce nombre apporterait une réponse crédible à cette expérience imbécile. Pendant ce temps, mes amis goguenards remplissaient mon sac de produits indispensables à ma survie : un paquet de biscuits secs, deux bières fraîches et un croquemonsieur plus odorant que généreux. « Le grand air, ça creuse ! », m'assuraient-ils en ricanant. Fier comme un paon, j'avais passé la bride de mon appareil photo autour du cou afin d'immortaliser mon aventure, et coincé solidement entre mes genoux la carabine de plomb subtilisée à mon cousin le matin même. Cela pouvait prêter à sourire, mais l'expédition avait été bien préparée, du moins dans les grandes lignes : si je voulais un jour redescendre sans encombre, je devais avoir à disposition un moyen sûr et efficace pour faire éclater les ballons. Ce qui se passerait entre le décollage et l'atterrissage, ma foi, je préférai ne pas trop y penser. L'aventure, c'est cela ! En avant, tête baissée, et les yeux bien fermés !

Confortablement calé au fond de mon siège, je flottais déjà à quelques mètres du sol, retenu par le câble attaché au pare-chocs de ma voiture. Mes camarades les plus éméchés se moquaient gentiment, singeaient une haie d'honneur pour applaudir mon courage, quand d'autres déclamaient des vers potaches à l'attention de mon génie. Ou de ma folie, allez savoir !

Puis, d'un geste grave et impérial, tel césar sur son char victorieux, je saluai la plèbe et l'on coupa la corde.

Parmi les spectateurs, beaucoup s'imaginaient regarder une farce grotesque, pariaient que mon aéronef de bric et de broc n'irait pas bien loin et m'écraserait dans le premier arbre venu. Je dois avouer que je me serais satisfait de cet épilogue humiliant. Car pour tout dire, mes connaissances en aéronautique se réduisaient à leur portion congrue : une pierre, ça ne vole pas. Malheureusement, ils oubliaient les lois de la physique, implacables et intransigeantes. Lorsque mon trône fut libéré, je pris soudainement de la hauteur, et vite au demeurant. Mes amis ressemblaient bientôt à des petits points agités, et le champ qui me servait de piste de décollage, un lavis informe de couleurs passées. Je devais me rendre à l'évidence, j'avais gagné mon pari. Pris de panique, je me maudis de ce succès. Pour une fois que je réussissais quelque chose du premier coup, il fallait que ce soit cette bêtise insensée.


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