L'ascension se révéla rapide, terrible et angoissante. Sans m'en rendre compte, le paysage défilait à vive allure, tiraillé par les bourrasques qui me projetaient toujours plus haut. Les premiers instants d'horreur passés, je me pris à chercher autour de moi des repères visuels. L'église et sa flèche, de la taille d'une allumette, rapetissaient dangereusement sous moi. J'apercevais même le coude du fleuve tourner au loin derrière la forêt. Puis le froid me saisit. Dans ma sérieuse préparation, je n'avais endossé qu'un t-shirt et un bermuda. Mon équipement de navigation se réduisait au minimum : ma casquette et une paire de lunettes de soleil. Ainsi que ma carabine. Mon sang se figea, je me saisis de l'engin malgré mes doigts engourdis et visai le ballon le plus proche. La cible était facile et bien trop fragile : elle éclata. Tandis que mon véhicule, lui, bascula en arrière. Cet après-midi, la ceinture que j'avais nouée autour du dossier de la chaise me sauva la vie. Je glissais en avant, mais finis par me redresser et retrouver mon assiette. Par chance, mon harnais de fortune m'empêchait de suivre le chemin funeste que prenait mon fusil en disparaissant vers la terre ferme. Aussi, je devais me rendre à l'évidence : un ballon de moins ne suffirait pas, et le vent continuait de m'aspirer et de me pousser vers le ciel. Une peur dévorante me prit la gorge devant mon impuissance, d'autant plus que surgit face à moi le pire rouleau de nuages de mon existence. Les miss météo ne s'étaient pas trompées : le temps se gâtait dans des proportions inquiétantes. Le front de rafales se tenait encore loin, mais s'étalait sur plusieurs kilomètres. Il se déroulait dans les airs, assombrissant la terre et crevant l'azur au-dessus de ma tête. Bientôt, il me rattrapa, plein de rage et de fureur, gris comme l'acier et noir comme la suie ; il me dévora sans crier gare, tel un vulgaire moucheron.
Je crus mourir.
Je ne voyais plus rien, je me trouvais en pleine nuit, glacé jusqu'aux os par une grêle aveuglante. Je hurlais, tétanisé sur ma chaise de jardin ballottée par des tornades perfides. Un vent monstrueux s'engouffrait dans ma bouche, il tentait de m'étouffer et mugissait sa colère tandis que mes larmes se noyaient sous des gouttes scélérates.
Enfin, tout s'arrêta. Je venais d'émerger au sommet du rouleau dans une bulle de calme, haletant, perdu et sanglotant. Le cumulus s'élevait au loin comme une enclume titanesque, éclairée de biais par une douce lumière céleste. Je me trouvais dans une vallée de coton, étendue au milieu d'un récif nuageux parcouru de corail argenté.
C'est alors qu'elle apparut. Je ne la remarquai pas tout de suite, trop absorbé par la beauté du spectacle qui s'offrait à moi. Mais une chose bougeait doucement sur ma gauche et attira mon attention.
Une tête ronde sortit d'un ruban nuageux. Elle avait la taille d'un poing, couverte d'écailles bleutées et surmontée d'yeux en amande noirs comme le jais. Ces derniers me fixaient avec placidité, au-dessus d'un bec court cerné de glace, donnant à l'animal une attitude hautaine et détachée. Lentement, la bête gracieuse s'avança, grappilla un ou deux faisceaux cotonneux, puis s'éleva dans les airs avec majesté. Frappé de stupeur, je contemplais une longue et large carapace émergeant de l'océan laiteux, toute couverte de lamelles charbonneuses parfaitement ajustées. La cuirasse, lisse comme un miroir, brillait sous les reflets du soleil. Des irisations chatoyantes la parcouraient, chassées par des cristaux de givre qui poudraient ses bords acérés. La tortue s'approcha et se porta avec élégance à ma hauteur. Elle me regardait avec arrogance, et moi je la contemplais avec émerveillement. Je tendis une main tremblante, dans l'espoir de toucher l'animal fantastique. Le reptile consenti à ma demande. Mais dès que mes doigts effleurèrent sa carapace magnifique, elle ouvrit les nageoires d'un seul geste vigoureux et prit ses distances avec mon embarcation. Elle s'éloigna de mes ballons, redressa la tête et replongea doucement dans la brume.
C'est à ce moment que le gros de l'orage m'engloutit. Je me vis disparaitre dans l'obscurité cisaillée de vents contraires. Les bourrasques hurlaient à mes oreilles, j'entendis éclater un de mes ballons malmenés par les éléments, suivis de plusieurs autres. Les suspentes devenaient lâches, je me sentis tomber.
Finalement, je sortis du nuage menaçant aussi rapidement que j'y étais rentré. La bise restait forte et la pluie me frappait drue. Pire : de nombreux ballons manquaient et je descendais trop vite. Je tournoyais sur moi-même, incapable de m'orienter ; le sol se rapprochait dangereusement comme une trombe. Et ce fut le choc, un impact violent qui me fit voir des éclairs de couleurs hallucinées. On me rouait de coups, je ne pouvais lutter contre le déluge de gifles, tant et si bien que je décidai de m'évanouir.
À mon réveil, j'étais allongé sous un arbre. Ce dernier avait ralenti ma chute. Par miracle, je ne souffrais de presque rien, de quelques bleus et de bosses peut-être. Ma chaise de jardin gisait quelques pas plus loin, et mes ballons déchirés trainaient en lambeaux dans le champ.
Au-delà, la tempête s'éloignait déjà, emportant avec elle ma tortue céleste. J'avais survécu à mon aventure démente, mais je me fis la promesse que par prochain gros temps, je sortirai téméraire, une nouvelle chaise de jardin.

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Bestiaire d'altitude
Short StoryLes paris idiots sont souvent dangereux. Cependant, ils sont parfois prétexte à des rencontres improbables... "Bestiaire d'altitude" est une courte nouvelle fantastique écrite à l'occasion de la cinquième Joute Wattpadienne, organisée par @Emaneth...