Trouble psychologique

107 6 3
                                    

Elle se racle la gorge. Ça fait un bruit gras, comme si de l'huile de moteur était resté collée dans les rouages complexes de sa trachée. Je hais ce son, je trouve cela dégoûtant. Je suis allongé sur le divan. Nouvelle séance, interminable. Je ne me souviens pas du début et la fin semble ne jamais venir.

"Allons Monsieur Polenta, me dit-elle, concentrez-vous.

- Mais, rétorqué-je, je ne comprends vraiment pas le but de ce nouvel exercice. En quoi cela va-t-il m'aider ?"

Là-dessus, elle éclate de rire, un rire gras lui aussi. Vraiment, cette femme est bien désagréable.

"Monsieur Polenta, explique-t-elle en reprenant son souffle, cet exercice ne vous aidera pas. On ne peut rien faire pour vous, ces séances ne sont qu'un prétexte.

- Un prétexte pour quoi ?

- Pour vous aider, Monsieur Polenta."

Je fulmine intérieurement. Je me demande si c'est là bien ma place. Si je ne suis pas en train de l'analyser elle. Et puis, c'est quoi ce surnom, Monsieur Polenta ? Est-ce comme cela que je me nomme ? Quel nom ridicule ! Cette femme est folle, ce doit être la seule explication.

"Allez, dit-elle d'un ton qui se veut encourageant, faites juste ce que je vous dis ! Fermez les yeux Monsieur Polenta. Et dites-moi ce que vous voyez."

Je m'exécute à contre-cœur. J'ai hâte que la séance se termine. Je ne vois rien.

"Je ne vois rien, Docteur, j'ai les yeux fermés.

- Exactement, Monsieur Polenta, exactement ! Maintenant décrivez-moi ce que vous voyez.

- Je ne vois rien, dis-je en soupirant, que du noir parce que mes yeux sont fermés.

- Eh bien ouvrez les !" hurle-t-elle d'une voix stridente.

J'ouvre les yeux, surpris.

"Maintenant, écoutez-moi bien Monsieur Polenta, assure-t-elle d'une voix doucereuse, limite pernicieuse, vous allez faire cet exercice, que vous le vouliez ou non, yeux fermés ou non, je m'en contrefiche. Ce qui est certain c'est que si vous ne coopérez pas vous ne sortirez jamais d'ici, jamais ! Vous comprenez Monsieur Polenta ?"

J'acquiesce en tremblant. Elle était agaçante et maintenant elle me fait froid dans le dos. De mieux en mieux.

"Bien, reprend-elle, commençons. Dites-moi ce que vous voyez, Monsieur Polenta."

Je ferme les yeux. Je décide d'inventer parce que sinon, je risque de rester sur ce divan encore un moment.

"Je vois, je vois, dis-je en faisant mine de me concentrer, je vois... Du sable, à perte de vue, des tonnes et des tonnes de sable. Je suis perdu dans le désert, je crois...

- Intéressant, continuez je vous prie Monsieur Polenta." 

J'entends le crissement du crayon sur du papier. Ah, elle prend des notes. Elle doit être en train d'écrire des commentaires négatifs, j'en suis sûr. Je reprends :

"Et donc, dans ce désert me direz- vous, je dois certainement avoir très chaud, car c'est un désert. Avec du sable. Chaud. Mais figurez-vous que non, au contraire. Avez-vous déjà été dans un désert, Docteur ?

- Ma foi, répond-elle, pas que je m'en souvienne.

- Alors je peux vous dire qu'il y règne un froid de canard. C'est pour cela que, perdu dans ce désert, je suis heureux d'avoir une couette qui me protège des basses températures.

- C'est pratique, en effet, remarque-t-elle.

- Cependant, continué-je, j'ai dit que j'étais perdu, mais je ne suis pas seul. J'aperçois au loin un mammouth. C'est assez courant dans le désert. Vous voyez, ils y sont bien adaptés avec leur épaisse fourrure. Le seul problème, c'est que je pense que ce mammouth aussi était perdu.

- Vous pensez ? questionne-t-elle.

- Il est mort, réponds-je sobrement, sa carcasse est nue et ses défenses reflètent la lumière à la perfection."

Je me perds dans mon histoire. Comment vais-je m'en sortir ? J'aurais dû inventer quelque chose de plus simple, une histoire de vache qui tombe dans le vide. J'entends un bruit. De mastication. Oh non. Oh non. Ne me dites pas que.

"Que faites-vous, Docteur ?"

Elle avale grassement.

"Je mange, Monsieur Polenta.

- Et que mangez-vous ?

- De la polenta, voyons, c'est tout naturel."

Je sens mes muscles faciaux se déformer en une grimace dégoûtée. Elle mange. De la polenta. Elle ME mange. Elle mange MOI, Monsieur Polenta !

"S'il-vous-plaît, pouvez-vous arrêter de me manger ? C'est assez gênant à vrai dire.

- C'est tout à fait normal, Monsieur Polenta, rétorque-t-elle, continuez, je vous prie."

Je déglutis. Le bruit horrible de mastication se fait de nouveau entendre, insistant, pénétrant. J'essaie de me concentrer sur mon invention.

"Je disais, ce mammouth est mort. Et on peut voir ses ossements qui brillent au loin. Alors je décide de m'en approcher, car c'est un bien curieux phénomène que l'illumination osseuse des squelettes de mammouth. 

- En effet, m'interrompt-elle, j'ai fait mon sujet de thèse là-dessus.

- Oui, dis-je, et donc vous comprenez qu'il faut absolument que je voie cela de plus près. J'arrive à la carcasse, qui est d'une taille impressionnante. Je suis debout au cœur de ce qui était la cage thoracique de l'animal. Et il y a encore un bon mètre au-dessus de ma tête.

- C'était un très gros spécimen, ajoute-t-elle, presque émerveillée.

- Tout à fait, mais le plus surprenant, c'est ce que je trouve dans ces restes, ou plutôt, qui je trouve.

- Qui donc ?

- Spinoza.

- Qui ça ?

- Spinoza, Docteur, le philosophe, vous savez...

- Je ne vois pas du tout, admet-elle la bouche pleine, mais poursuivez.

- Je suis un grand "fan" de Spinoza en fait, et toujours est-il que je me retrouve face à lui, ou plutôt, à son esprit car c'est sous la forme d'un spectre qu'il vient de m'apparaître."

En disant cela, je souris. Je m'imagine vraiment en face du fantôme de Spinoza. Je le vois presque, il est d'une matière vaporeuse, translucide, je pourrais presque le toucher tellement il me semble réel au creux de ma pensée. Mes divagations intérieures sont dérangées nettes par la mastication horripilante de cette femme.

"Spinoza est un fantôme, continué-je, c'est un fait remarquable et surprenant. Son âme subsiste, dans ce qui étaient les entrailles d'une bête colossale. Son âme, intacte, impérissable, qui a traversé les siècles et qui se retrouve là, devant moi, dans le désert où je me suis perdu.

- Les fantômes n'existent pas, remarque la femme.

- Je le sais, rétorqué-je, mais le fantôme de Spinoza existe, lui.

- D'accord." admet-elle simplement.

J'entends le son d'un couvert qui racle une assiette. Elle a fini la polenta. Elle M'a fini. Cette pensée m'horrifie.

"Très bien Monsieur Polenta, dit-elle d'une voix satisfaite, vous voyez ce n'était pas si compliqué."

Un tintement sonne à mon oreille, je tourne la tête et aperçois près du divan, posées sur la table basse, une assiette vide et une fourchette.

"Puis-je partir maintenant ? demandé-je.

- Mais certainement, répond-elle, vous êtes déjà parti, Monsieur Polenta, vous l'êtes depuis que vous êtes ici, sur ce divan."

Sa voix se fait lointaine et s'effrite dans le néant du passé. Je regarde l'assiette vide, choqué, contemplant l'espace si petit dans lequel se tenait mon âme auparavant. Une âme dévorée, qui ne reviendra jamais.

Une assiette vide.

FIN

********************************************************************************************************************

À Laura





Trouble psychologiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant