JE LA CONNAISSAIS depuis septembre. Elle aussi, me connaissait depuis septembre. Elle dessinait souvent. Elle aimait les crayons de couleur et la peinture, elle aimait crayonner le portrait des autres et elle m'avait déjà dessiné, moi.
Elle avait dessiné mes longs cheveux cascadant sur mes épaules, elle avait élargi mes grands yeux bleus et s'était appliquée sur mes lèvres. Avec son aquarelle, elle avait détaillé les traits de mon visage, parcourue les ombres de ma figure et ses feutres avaient encré mon regard.
Au-dessous de son croquis, elle avait écrit en grandes lettres cursives, à l'aide de sa plume noire :
« Regarde, Ruby, c'est toi. » La dernière fois, quand elle s'apprêtait à donner son dernier coup de crayon, elle m'avait dit :
« Le monde est destiné à crever. L'humanité avec. Tout le monde veut laisser sa marque, faire une différence sur cette planète, mais l'univers se fiche bien de qui on est. L'univers se fiche de nos marques. Alors que sur une feuille de papier, tu peux laisser ta marque. Et la feuille de papier devient alors différente. »Elle aimait dessiner. Moi, je l'aimais elle. J'aimais ses baisers, doux et chauds, j'aimais le contact de nos deux corps, son ventre contre le mien.
J'aimais que nos jambes s'entrelacent, se détachent, se déplacent. J'aimais caresser ses cuisses rebondies, ses formes envoûtantes, sa poitrine au parfum suave.
Elle dessinait avec ses lèvres sur mon corps nu, nous plongeant toutes les deux dans la plus grande des extases. Je l'adorais, toute entière. Elle me rendait heureuse.
Je savais que c'était de l'amour. Pur et incassable. Je voulais être avec elle, et rien qu'avec elle.
Ce soir-là, l'appartement était presque vide. Maman était devant la TV. Dans le canapé rouge, une bière à la main. Elle la portait à ses lèvres toutes les deux minutes, prenant de minimes gorgées pour laisser le liquide jaune et pétillant envahir de picotements sa langue avant de l'avaler.
Sur le fauteuil en tissu bleu, je m'y étais toute recroquevillée, les genoux contre ma poitrine, les pieds nus. Je voulais lui dire. Que j'avais trouvé quelqu'un, que c'était elle, mon grand amour, qu'elle était belle et talentueuse.
La TV parlait doucement, diffusant une douce lumière colorée dans l'étroit salon sombre. Je pris la parole.
« Maman, je suis lesbienne. »
Elle semblait ne pas m'écouter. Mais je m'étais pourtant assuré que ma voix couvrait celle des autres. Les yeux de ma mère étaient rivés sur l'écran et j'avais remarqué que la poigne autour de sa petite bouteille en verre s'était renfermée, blanchissant ses phalanges.
« Ruby, tu n'es pas une lesbienne. » Sa voix était froide. Elle voulait que j'arrête de faire ce que je faisais. Elle voulait croire que c'était une connerie.Mais je voulais lui dire.
« Maman, elle a de longs cheveux oranges. » Ma mère me regarda, les yeux écarquillés. Ses lèvres avaient pris un pli plus dur. Sa mâchoire était contractée par la colère, niant mes paroles.Je ne savais pas à quoi m'attendre. Je savais qu'elle ne serait pas ravie par l'idée, mais je ne pensais pas qu'elle lancerait sa bouteille de bière à mes pieds.
« Tu n'es pas une lesbienne. Les filles aiment les garçons. »Elle avait hurlé cette phrase. Elle s'était levée, se tenait debout, en face de moi. Et puis, j'eu peur. Sa main droite partie en arrière, pour prendre plus de vitesse lorsqu'elle rencontra ma joue. Le claquement résonna faiblement.
Elle refusait de l'admettre. Elle ne voulait pas que je sois ce que je suis. Elle voulait que je sois normale.
« Les lesbiennes sont contre-nature.» Sa main vint se poser sur ma tête pour agripper mes cheveux. La douleur me transperça le crâne, me faisant réprimer un gémissement.La poigne qu'elle exerçait sur ma tignasse était forte et déterminée. Elle m'obligea à me lever de mon siège, à poser les pieds ou sol. Les morceaux de verre de la bouteille à la boisson pâle me rentrèrent dans la peau, me coupant, s'enfonçant plus profondément dans ma chair.
Elle me tira vers elle, m'obligeant à marcher en laissant des traces de sang et de bière barbouillées sur le carrelage blanc à chaque pas douloureux que j'effectuais.
« Tu n'es pas ma fille. Ma fille n'est pas contre-nature. » Sa voix ne tremblait pas. Ma mère était certaine de ce qu'elle faisait, elle était précise dans le contrôle de chacun de ses gestes, elle me tirait à sa suite sans aucune hésitation.Je continuais, tête baissée, le cou tordu de douleur, à la suivre, sans avoir le choix. Mes pieds était couvert de sang, et je sentis la peau se déchirer, peu à peu, au fur et à mesure que je les posais à terre.
Chacune de mes enjambées peignait des petites formes abstraites et rouges sur le sol. Ma mère était saoule ce soir-là. Je ne l'ai compris que plus tard.
Elle me traînait vers la porte. De sa main libre, elle la déverrouilla. Elle plia le coude et, toujours ses ongles rentrés dans ma tête, me poussa dehors. Elle était plus forte que moi. J'avais beau la supplier, la raisonner, me défendre contre sa terrible poigne, l'alcool l'aveuglait.
Étendue sur le sol froid, pieds nus et ensanglantés, détruite par ma propre mère, j'entendis le tintement de la clé qui m'enferma dehors.
FIN.