Section 3

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Les yeux fermés, le cœur au bord des lèvres, Cléo tendit la main pour s'agripper à la rambarde qui courait tout le long de la coursive. Le bourdonnement et les vibrations des machines qui assuraient la stabilité de la cité sous-marine lui donnaient la nausée. Elle cheminait, sac au dos, sur une grille métallique placée au-dessus de conduites et de câbles, et elle n'avait pas la moindre idée de l'endroit où elle se trouvait.

Malgré les avertissements répétés d'Eva, la jeune femme n'avait pu se résoudre à mettre un terme à ses rencontres avec Elie, lequel s'appliquait à satisfaire son besoin d'évasion avec une constance exemplaire. Il ne la brusquait pas, mais chacune de ses simulations se terminait invariablement de la même manière, par une demande en mariage, proférée certes avec légèreté, mais quand même... Elle éludait systématiquement, craignant qu'un refus trop net n'entraîne la dispute qui mettrait un terme définitif à leurs escapades. La veille, elle s'était pourtant résolue, en y mettant les formes bien sûr, à lui faire comprendre que cela n'arriverait jamais. A son immense soulagement, il avait réagi de manière égale, presque amusée. Comme s'il savait quelque chose qu'elle ignorait, comme s'il détenait un secret qui lui permettrait, au final, de la conquérir à coup sûr.

Elle atteignit le centre du niveau, et se retrouva à l'entrée d'une section constituée de gigantesques colonnes en verre. Chacune d'entre elles contenait plusieurs ascenseurs qui desservaient tous les étages de la cité. Le spectacle avait quelque chose d'hypnotique. Elle pénétra dans une cabine qui pouvait contenir au moins quarante personnes. Elle s'y trouvait seule lorsque l'appareil entama sa chute vertigineuse dans les abymes. Son estomac lui remonta brusquement jusque dans la gorge, et elle dut s'appuyer contre la paroi pour conserver son équilibre, de plus en plus nauséeuse. Elle détestait cela, mais se sentait vraiment trop mal pour faire l'effort de le signaler à Elie. Une voix électronique s'éleva alors dans la cabine.

— Niveau -4. Nous vous rappelons que les niveaux inférieurs sont des zones dangereuses. Veuillez confirmer votre demande.

Une trappe s'ouvrit alors dans le mur de verre, lui donnant accès à un petit clavier numérique. Sans qu'elle l'ait elle-même décidé, et presque contre sa volonté, son bras se souleva et elle se vit saisir un code qu'elle ignorait posséder. La peur l'assaillit soudain, comme elle réalisait que l'emprise d'Elie ne s'arrêtait pas à la simulation des décors et des événements. Il avait également pris le contrôle de son avatar. La cabine s'était remise en marche, et à travers la paroi vitrée, elle voyait défiler le niveau -5 et ses blocs d'habitation. Les éclairages étaient presque tous en panne, mais ils suffisaient largement pour deviner l'atmosphère pesante et glauque qui régnait en ces lieux. Le nez collé à la vitre, Cléo priait silencieusement pour qu'il ne s'agisse pas de sa destination finale.

Ce n'était pas le cas, mais ce fut presque pire. Avec une secousse inattendue et rien moins que normale, l'ascenseur s'arrêta brusquement entre deux niveaux. Cléo se mordit nerveusement la lèvre inférieure. La cabine se trouvait à cheval entre deux étages d'entretien, qui abritaient toutes les machineries nécessaires à la bonne marche des installations de la cité. Il y faisait noir dans le cul d'un ours !

— Elie ? Elie, réponds-moi, ça ne m'amuse plus tellement. Cette simulation n'est pas...

Elle n'était pas quoi ? Ce qu'elle avait espéré ? C'était un doux euphémisme. Mais il n'y eut pas de réponse. Cléo tourna sur elle-même, à la recherche d'un système quelconque permettant de prendre manuellement le contrôle de la cabine. Il n'y en avait apparemment pas. Les parois étaient entièrement lisses. Elle déglutit avec difficulté, sentant la claustrophobie l'étreindre d'une poigne de fer. Sa respiration se fit plus saccadée, son cœur se mit à cogner contre ses côtes.

— Elie !

En désespoir de cause, elle leva les yeux au plafond et découvrit une trappe permettant sans doute d'avoir accès au puits d'entretien de la colonne. Elle hésita, jetant un nouveau coup d'œil à l'inter-niveau. Il faisait une vingtaine de mètres de haut, et était envahi de toutes sortes de machines, de câbles et de tuyaux. Un frison lui parcourut l'échine, elle était convaincue qu'il abritait des créatures peu... sociables, disons. Nouveau regard désespéré vers le plafond. Elle ne s'était jamais considérée comme une équilibriste, mais elle n'avait guère le choix. Seulement elle n'avait aucun moyen de l'atteindre, cette fichue trappe !

Elle se souvint alors que son avatar portait un sac à dos. Elie ne l'aurait jamais abandonnée ainsi, complètement démunie, ce n'était pas la chose à faire par un amoureux transi ! Elle l'ôta prestement, et se mit à farfouiller à l'intérieur à la recherche de quoi que ce soit qui puisse lui être utile dans pareille situation. Elle en sortit triomphalement quatre plaquettes rectangulaires de la longueur de son avant-bras, et larges comme deux fois la paume de sa main. Elles étaient couvertes de Geckskin et quand elle les plaqua contre la paroi, elles y adhérèrent immédiatement. C'était un matériau étrange, inspiré de la peau des Geckos dont il reproduisait la structure des doigts, lui conférant une adhésion exceptionnelle sur de nombreuses surfaces.

A partir de là et en quelques minutes à peine, Cléo atteignit la trappe et se hissa sur le toit de la cabine d'ascenseur. Puis sans prendre le temps d'y réfléchir et de risquer d'être paralysée par la peur, elle entreprit d'escalader de la même façon la colonne, jusqu'à la première plaque d'accès à l'inter-niveau qu'elle trouva sur son chemin. Elle était mécanicienne, elle connaissait bien cette technologie, et elle savait qu'elle fonctionnait parfaitement sur une hauteur inférieure à une dizaine de mètres. Mais là... Avec un soupir de soulagement, elle se glissa à travers la paroi et se laissa tomber sur le sol, tremblante et sans force.

— Elie... A quoi tu joues, bon sang ?!

Un sanglot convulsif lui échappa, mais elle ravala bien vite ses pleurs naissants. Il n'était pas question de craquer. Elle prit le temps de reprendre son souffle et de ranger soigneusement dans son sac les quatre plaquettes qui lui avaient sauvé la mise, puis elle scruta les ténèbres silencieuses autour d'elle. Un plan. Il lui fallait un plan, et elle escomptait bien en trouver un placardé contre un mur. Mais l'éclairage était tellement défaillant que certaines sections étaient plongées dans l'obscurité la plus complète. C'était un véritable labyrinthe. Elle avançait un peu au hasard, prenant garde aux endroits où elle mettait les pieds, et essayant surtout de progresser selon un axe constant. Peine perdue.

Elle aurait été bien en peine de dire combien de temps s'était écoulé lorsqu'un bruit métallique la figea soudain. C'était proche, extrêmement proche. Elle se retourna d'un bond et se retrouva nez à nez avec un jeune garçon de neuf ou dix ans, aux yeux luisants de fièvre dans un visage tellement crasseux qu'il en était méconnaissable. Vif comme une anguille, il se baissa pour ramasser un éclat de métal aiguisé, le brandit devant lui, et s'avança à petits pas comptés et prudents dans sa direction. Médusée, Cléo recula prudemment, avant de réaliser qu'il n'était pas seul. Une véritable meute l'accompagnait, et ils étaient en train de l'encercler.

— Eh mais qu'est-ce que... ?

Les yeux écarquillés par la peur, elle tourna sur elle-même, s'efforçant de déterminer d'où tomberait le premier coup, et en même temps bien consciente que c'était sans aucun doute complètement vain. Une chose aurait dû la rassurer quelque peu : le fait qu'il n'y avait là que des enfants et des adolescents. Mais l'expression mauvaise qu'ils arboraient tous, leurs armes brandies bien haut et la lueur de démence qui animait leurs regards sombres, tout cela concourrait à la rendre certaine d'une attaque imminente.

Celui qu'elle avait repéré en premier parce qu'il avait maladroitement laissé tomber ce morceau de métal si affûté qu'elle l'imaginait très bien venir se planter dans son estomac, celui-là poussa un feulement d'animal sauvage sur le point de passer à l'attaque. Il découvrit des dents tellement pointues qu'elles avaient forcément été limées, et Cléo sentit ses yeux lui sortir des orbites. Elle recula d'un pas, chancelante, et ce fut comme si elle venait de donner le signal de l'hallali. Ils bondirent dans sa direction, silencieux comme des ombres, et elle n'eut d'autre choix que de ployer sous la masse. Coups de poings, de barres métalliques, de couteaux ou divers objets tranchants, de dents même...

Rendue à moitié folle par ce qui lui arrivait, Cléo se mit à hurler. Alors, dans un murmure à peine perceptible, surgit la voix d'Elie, lourde de menaces.

— M'épouserez-vous, Cléo ?

Conte automate (2015)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant