CHAPITRE VIII

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Le village s'était éloigné peu à peu au loin. Ou plutôt, eux étaient loin du village. Cela faisait trois heures qu'ils l'avaient quitté. Ambroise guidait toujours le tapir à pied, en suivant le sentier tracé par tous ceux qui traversaient la forêt. Alice était sur le dos de l'animal et le Loir sur ses genoux, endormi. La jeune fille regardait avec peine ce qui restait de sa queue. En examinant sa blessure, ils avaient vite compris que la blessure était trop grave. Ambroise avait sectionné, il ne lui restait que la moitié depuis. La jeune blonde ignorait totalement sa propre blessure au bras, couverte par un bandage.
"Ça fait un moment qu'il dort, fit remarquer Alice.
-C'est rien, le somnifère que je lui ai donné devrait agir encore une demie-heure.
-Il dort depuis deux heures.
-Au moins grâce à ça il n'a rien senti. Détends-toi, je m'en servais pour attraper des lapins.
-Des lapins..., fit la jeune fille en grimaçant.
-Tu n'aimes pas ça.
-Je n'en mange pas. Je ne peux pas aujourd'hui et je n'en ai pas envie.
-Pas de soucis. En attendant, j'ai au moins pu ravitailler avant que ce truc n'attaque le village. D'ailleurs tu sais si on est encore loin de notre destination ?
-A vrai dire je ne sais pas, admit-elle. Je ne me rappelle pas tant de ce pays. Et je n'étais pas censée y revenir... Fichu lapin.
-Attends, je croyais que tu étais d'ici, fit Ambroise étonnée.
-Figurez-vous que non. Je suis Anglaise.
-Ah bon, quelle ville ? poursuivit-elle intéressée.
-En ce moment, à Londres. Mais avant j'habitais avec mes parents à..."
L'hésitation la stoppa. Impossible...Non, je m'en rappelais pourtant. J'ai même essayé plusieurs fois à m'y rendre. Il faut vraiment que je quitte ce pays de malheur.
"Ne pourrait-on pas aller plus vite, Ambroise ?
-Ben, oui, mais ce bestiau se fatiguera plus vite avec deux personnes sur le dos. Et puis c'est pas agréable au niveau du confort. Pourquoi tu veux aller plus vite ?
-Pour arriver plus rapidement.
-Je ne m'en serais pas douté, s'exclama-t-elle avec ironie.
-Rappelez-vous que nous sommes sur les terres de la reine de Cœur. Nous sommes toujours en danger.
-Oui, oui d'accord. Ne me prends pas pour une débutante, j'en ai vu d'autres.
-Vous ne l'avez pas vue, elle. Peu importe tout ce que vous avez vu. Parce qu'ici, rien n'est joué d'avance."
La femme au cheveux pourpres avait cessé de l'écouter. Elle semblait se concentrer.
"Qu'est-ce qu'il y a ? chuchota Alice.
-Tu sens ? Ça tremble.
-Quoi ?..."
Au début, elle ne perçut rien. Ambroise ouvrit une des caisses que transportait le tapir et en sortit une sorte de petite selle. Elle la posa sur le dos de l'animal et la sangla juste devant la selle où était la jeune fille.
"Passe devant, dépêche, ordonna-t-elle.
-Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Alice en s'exécutant. Je ne sens pas le sol trembler.
-Moi oui, assura la femme en fermant la caisse puis en saisissant les rênes de la bride du tapir. Un truc arrive. Et je veux pas que ça nous rattrape.
-Mais..."
Eh bien, pour une femme qui ne voyait pas l'intérêt d'aller plus vite...Ambroise grimpa sur la grande selle. À cet instant, on entendit un hennissement. Seulement à cet instant, Alice commença à sentir des vibrations parcourir son corps. Le rongeur sur ses genoux tremblait aussi. On entendit un autre hennissement.
"Mince, souffla la jeune fille.
-Allez mon gros, avance ! lança Ambroise."
Il suffit de deux coups de talons bien placés pour que l'animal se mette à courir. Alice ne comprit pas pourquoi elle était angoissée à ce point. Si ça se trouve, ce ne sont que des voyageurs. Elle en oublia totalement son premier sentiment d'inquiétude. Se laissant soudain pousser par la curiosité, elle prit le Loir, toujours endormi, dans ses bras, passa sa jambe de l'autre côté de la selle et sauta. Elle se réceptionna sur le dos, afin de ne pas blesser davantage son fardeau à fourrure. La jeune fille eut juste le temps d'entendre le tapir s'arrêter subitement, avant de se relever.
"Eh, qu'est-ce que tu fais, petite ?!"
Alice ne prit pas le temps de se retourner pour lui répondre. Elle se dirigeai vers le son du martèlement des pieds des chevaux. Elle voulait savoir de quoi il s'agissait, en prenant soin de se dissimuler derrière les arbres. Des voix se distinguèrent au fur et à mesure qu'elle s'approchait. Elle s'accroupit derrière un tronc jonché de broussailles. Plus loin devant, en contrebas d'une pente, se trouvait un groupe de personne. Une famille à première vue. De condition aisée si l'on se fiait à leur vêtements. Un homme et une femme qui portait une petite fille dans ses bras. Les parents semblaient proches de la quarantaine. Deux garçons, entre onze et quatorze ans les accompagnaient. Il y avait un autre homme, cravache à la main, qui devait être le cocher. Ils observaient tous attentivement leur fiacre à une distance de dix pas. Il y avait deux soldats qui inspectaient la diligence. L'un examinait l'intérieur, l'autre l'extérieur. Deux autres surveillaient la famille. Tous des carreaux, la deuxième division dans la hiérarchie. Pourquoi une division aussi importante pour un simple contrôle en pleine forêt ? Les enfants ne paraissaient pas plus préoccupés par leur présence. La fillette observait les inconnus de ses grands yeux ronds, trop jeune pour comprendre quoi que ce soit. Les parents, eux, semblaient beaucoup plus inquiets. Compréhensible. L'un des soldats s'adressa au père en lui demandant où ils se rendaient. Ce dernier répondit simplement qu'ils partaient voir des gens de la famille. Entre-temps, la fouille prit fin. Rien à signaler apparemment. Les soldats saluèrent rapidement le groupe qui remonta dans le fiacre. Le cocher lança la voiture sans perdre une seconde. La patrouille repartit à cheval dans la direction opposée. Alice se releva doucement et recula tout en s'assurant que les quatre gardes s'éloignaient. Dès qu'ils eurent disparus, elle tourna les talons. Ambroise avait l'air moins préoccupée qu'au départ, mais en colère. Ils doivent avoir un mot pour ça... Préoccolérique ?
"Il y a des patrouilles dans la forêt, l'informa Alice. Des hauts gradés. Il faut faire attention.
-Je m'en doute, merci du conseil, ironisa-t-elle.
-Non, ce n'est pas normal, insista la jeune fille. Ils étaient quatre pour un simple contrôle. La reine doit chercher quelque chose ou quelqu'un.
-Je m'en moque de savoir ce que c'est pour l'instant. Si on s'en allait, je n'aime pas beaucoup ça.
-Pas plus que moi, mais je voudrais quand même savoir ce qu'elle cherche."
Au fond d'elle, la jeune fille avait déjà son idée à elle. C'était peut-être elle que la reine souhaitait retrouver. Mais c'était peu probable. Le temps que l'information lui parvienne et qu'elle envoie l'ordre de déployer ses troupes... Cela aurait pris plus de temps. Non, elle voulait autre chose. Peut-être que le Loir en savait plus. Mais il dormait, pour le moment. Qui d'autre pouvait les renseigner alors ? Nous verrons ça plus tard. Je n'aurai plus à m'en soucier une fois arrivée. Ceci fait, ils reprirent la route. Comme prévu, une vingtaine de minutes plus tard, le rongeur noir se réveilla. Même s'il semblait quelque peu chamboulé.
"Il ouvre les yeux, signala Alice.
-Bon retour ! lança Ambroise.
-Ne criez pas...J'ai l'impression...d'avoir la tête remplie de confiture, soupira le Loir.
-Comment te sens-tu ? demanda la fille.
-Je viens de le dire. C'est moi ou tu n'écoutes rien... En fait...tu n'as jamais rien écouté... Le garçon lui...il était plus attentif... Et il écoutait ce qu'on lui conseillait...je me demande... Eh, vous derrière...vous auriez pas du thé par hasard ?
-Je bois pas ça, je n'ai que du café.
-Vous êtes ignoble... Comment faites-vous pour ne pas avoir de thé alors que vous voyagez autant ?
-Par contre, je ne suis pas contre un morceau de viande ou une tranche de fruit, proposa Ambroise.
-Je patienterai encore un jour pour manger quoi que ce soit; mais pas question d'attendre pour du thé.
-De toute façon, ça ne te réussit pas le thé, fit remarquer Alice. Tout le monde le sait.
-Mais c'est que tout le monde ne me connaît pas ! Je n'ai aucun problème avec le thé.
-Ce n'est pas grave, oublie ce que j'ai dit."
Inutile d'insister, le débat se serait terminé comme les autres de toute manière. Elle se souvenait bien du problème du Loir avec cette boisson. Une tasse de thé lui faisait l'effet d'un verre de n'importe quelle liqueur. En se remettant, il finit par faire attention à son amputation. Il avait l'air dépité dans le fond, mais tachait de ne pas le montrer. Puis, son regard changea, comme s'il avait perçu quelque chose. Voyant qu'il remuait beaucoup, Alice comprit à son tour qu'il y avait quelque chose.
"Qu'est-ce qui t'agite comme ça maintenant ?
-Je sens une odeur que je connais et que je n'aime pas.
-Laquelle ?
-Un chat, le chat."
Pas besoin d'en dire plus. Il arrivait toujours dans ce genre de moment. Bien qu'elle n'aurait su définir le dit genre. Souvent, il apportait plus de questions que de réponses. Et il ne lui en a pas fallut plus pour apparaître sur une branche, arborant toujours ce sourire à la fois narquois, nonchalant, moqueur et sympathique. Hum...je pense qu'ils ont aussi un mot pour ça. Le tapir s'arrêta.
"Qu'est-ce que c'est que ça encore ? soupira Ambroise en désignant l'animal.
-Ça ? J'espérais de meilleurs qualificatifs, se désola le félin.
-Et ça parle en plus...
-Vous réitérez. Mais rassurez-vous, je ne suis pas vexé.
-Ce n'est pas le souci, reprit Alice. Pourquoi tu es là ?
-Pourquoi étais-je présent les dernière fois ?
-Pour me révéler que j'ignorais des choses, sans me dire quoi. Ne me dis pas que c'est ce que tu as prévu.
-Mais pourquoi le dirais-je ? Moi qui venais t'en apprendre plus avant que tu ne le découvres par toi-même...dans tes derniers instants...
-Veux-tu bien cesser de nous faire patienter.
-Je suis agréablement navré de voir que tu n'as pas changé sur ce point. Quoiqu'il en soit, il vaut mieux te hâter de rejoindre le territoire de la reine Blanche. Tu n'es pas la seule à fuir. L'Express ne fait plus d'arrêt en Terre Rouge et les grandes villes sont bien gardées, la capitale plus que tout. Et les soldats sont loin d'être tendres...
-Épargne-nous les détails, le coupa-t-elle.
-Oh voyons, ne m'interromps pas comme ça, ronronna-t-il en roulant sur le dos. Tu n'as pas été élevée de cette manière, jeune fille. Enfin... Beaucoup de gens, surtout des familles, tentent de rejoindre la frontière. Au moins cela donne du travail aux gardes... Mais le plus dur est bien de la franchir. Si bien que certains sont devenus des passeurs hors-pair.
-Des passeurs, répéta Ambroise. C'est plutôt bon pour nous ça. Et puis, nous avons de quoi marchander.
-Nouvelle rejouississimante en effet, approuva le Loir.
-Où peut-on les trouver ? demanda Alice."
Le chat commença à disparaître. Ne resta que son sourire...
"Mais pourquoi faudrait-il que tu les trouves ?"
...qui disparut à son tour. Ce qu'il est agaçant; toujours à répondre à des questions par des questions.

AliceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant