HISTOIRE DE NAPOLÉON ET DE ***
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[Note du transcripteur: l'orthographe de l'original est conservée.]
HISTOIRE DE NAPOLÉON ET DE LA GRANDE-ARMÉE PENDANT L'ANNÉE 1812;
par
M. le général comte de Ségur.
Quamquam animus meminisse horret, luctuque refugit incipiam.........
Virg.
TOME PREMIER.
BRUXELLES, ARNOLD LACROSSE, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, RUE DE LA MONTAGNE, Nº 1015. 1825.
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Aux Vétérans de la Grande-Armée.
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Mes Compagnons,
J'entreprends de tracer l'histoire de la grande-armée et de son chef pendant l'année 1812. J'adresse ce tableau à ceux d'entre vous que les glaces du nord ont désarmés, et qui ne peuvent plus servir la patrie que par les souvenirs de leurs malheurs et de leur gloire. Arrêtés dans votre noble carrière, vous existez plus encore dans le passé que dans le présent; mais quand les souvenirs sont si grands, il est permis de ne vivre que de souvenirs. Je ne craindrai donc pas, en vous rappelant le plus funeste de vos faits d'armes, de troubler un repos si chèrement acheté. Qui de nous ignore que, du sein de son obscurité, les regards de l'homme déchu se tournent involontairement vers l'éclat de son existence passée, même lorsque cette lueur brille sur l'écueil où se brisa sa fortune, et quand elle éclaire les débris du plus grand des naufrages.
Moi-même, je l'avouerai, un sentiment irrésistible me ramène sans cesse vers cette désastreuse époque de nos malheurs publics et privés. Je ne sais quel triste plaisir ma mémoire trouve à contempler et à reproduire les traces douloureuses que tant d'horreurs lui ont laissées. L'ame aussi est-elle donc fière de ses profondes et nombreuses cicatrices? se plaît-elle à les montrer? est-ce une possession dont elle doive s'enorgueillir? ou plutôt, après le désir de connaître, son premier besoin serait-il de faire partager ses sensations? Sentir et faire éprouver, sont-ce là les plus puissans mobiles de notre ame?
Mais, enfin, quelle que soit la cause du sentiment qui m'entraîne, je cède au besoin de retracer toutes les sensations que j'ai éprouvées dans le cours de cette funeste guerre. Je veux occuper mes loisirs à démêler, à rassembler avec ordre, et à résumer mes souvenirs épars et confondus. Compagnons, j'invoque aussi les vôtres! ne laissez pas se perdre de si grands souvenirs, achetés si cher, et qui sont pour nous le seul bien que le passé laisse à l'avenir. Seuls contre tant d'ennemis, vous tombâtes avec plus de gloire qu'ils ne se relevèrent. Sachez donc être vaincus sans honte! relevez ces nobles fronts, sillonnés de toutes les foudres de l'Europe! n'abaissez pas ces yeux qui ont vu tant de capitales soumises, tant de rois vaincus! Le sort vous devait sans doute un plus glorieux repos, mais, quel qu'il soit, il dépend de vous d'en faire un noble usage. Dictez à l'histoire vos souvenirs; la solitude et le silence du malheur sont favorables à ses travaux; et qu'enfin la vérité, toujours présente aux longues nuits de l'adversité, éclaire des veilles qui ne soient pas infructueuses.
Pour moi, j'userai du privilège, tantôt cruel, tantôt glorieux, de dire ce que j'ai vu; j'en retracerai peut-être avec un soin trop scrupuleux jusqu'aux moindres détails: mais j'ai cru que rien n'était minutieux dans ce prodigieux génie et ces faits gigantesques, sans lesquels nous ne saurions pas jusqu'où peut aller la force, la gloire et l'infortune de l'homme.